AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (205)

L’ÉVANGILE AU RISQUE DE L’ÉVANGILE
ou La Lutte avec l'Ange

Pour expliciter ce titre paradoxal, je me référerai à un épisode mystérieux de la Bible, que l’on nomme « La Lutte avec l’Ange ». Au cours d’une nuit étrange, Jacob est assailli par un Inconnu qui tente de prendre le dessus sur lui, et le roule dans la poussière avec une force proprement divine. Jacob, quoique blessé à la hanche, tient bon. Si bien qu’à l’aurore, l’Inconnu qui n’a pas réussi à le vaincre lui demande de le lâcher. Jacob accepte en exigeant de lui une bénédiction : l’Inconnu se révèle alors l’Ange de Dieu, et annonce à Jacob qu’il s’appellera désormais « Israël », c’est-à-dire littéralement « fort contre Dieu » (Genèse 32, 25-32)1-2.

À l’écoute de ce récit mythique, on se pose la question : Quel est donc ce Créateur qui manifeste un tel besoin de lutter avec sa créature ? S’agit-il pour lui de s’affirmer comme celui qui a toujours raison – la raison du plus fort ? Ou veut-il, à l’inverse, éprouver sa progéniture, lui apprendre à se défendre en mesurant à la fois sa force et ses limites ? Tel le vieux Cerf qui force au combat un brocard prometteur, en une sorte de lutte initiatique où le moindre excès ou défaut d’engagement risque d’être fatal au jeune guerrier, qui doit alors faire la preuve de sa maîtrise.

Ce type d’épreuve semble fréquent aussi bien dans la littérature générale (récits de chevalerie, romans d’apprentissage) que dans la vie spirituelle, ou dans les joutes politiques de nos démocraties avancées… On ne se fait pas facilement armer chevalier ; il est même souvent salutaire de se mesurer à un adversaire à qui l’on prouve sa valeur, pour mieux, ensuite, se rallier à lui. Il faut bien, dit-on, « tuer le père » pour mériter de le remplacer avec son plein accord. Et en définitive, de même que le Christ terrasse Paul sur le chemin de Damas (« Pourquoi me persécutes-tu ? ») pour en faire un apôtre exceptionnel, on imagine volontiers la puissance jupitérienne dont disposerait enfin Emmanuel Macron s’il parvenait, en un duel loyal, à persuader François Ruffin de rejoindre son « combat » révolutionnaire….

Voici maintenant l’une des interprétations éclairantes que j’ai trouvées de la lutte avec l’Ange : elle symboliserait, selon Yves-Denis Papin, « toute aventure spirituelle dont le héros en vient à se confronter aux valeurs auxquelles il croit le plus, au nom même de ces valeurs. » (Expressions bibliques et mythologiques, éditions Belin, 2008).

Lorsque Françoise Dolto a publié des commentaires personnels du Nouveau Testament sous ce titre L’Évangile au risque de la psychanalyse (Points, 2015), ce « risque » a débouché sur un évident enrichissement des textes qu’elle commentait, à partir non seulement de sa logique freudienne, mais aussi des intuitions et du noyau évangélique que sa formation chrétienne lui avait permis d’élaborer en elle. En un mot, au nom même des valeurs chrétiennes qui avaient structuré sa conscience humaine, elle regardait d’un œil nouveau les valeurs « objectives » inscrites dans le « discours » évangélique, au risque d’en redresser ou modifier les interprétations trop bien établies. Mais ce qu’elle faisait ainsi dans un esprit d’enrichissement des textes, on peut le faire aussi dans un esprit de discernement critique à l’encontre de leur « sacralisation » littérale. D’où ce paradoxe : l’Évangile a sans doute inscrit en nous l’inspiration critique qui nous permet d’en démystifier les fétichisations, d’en « désacraliser » les sacralisations, bref, tout ce qui a pu contribuer à figer « La » Vérité en Religion3.

Je n’invente rien : les divers Évangiles, s’ils se complètent, ne manquent pas, parfois, de se contredire franchement, comme on le voit à propos de l’eucharistie, au chapitre VI de l’apôtre Jean, où le Christ déclare, successivement : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai le dernier jour, car ma chair est vraiment un aliment et mon sang est vraiment un breuvage. » (versets 54-55) et : « C’est l’esprit qui fait vivre, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. » (verset 63). À peine a-t-il postulé ce mystère que Jésus le démystifie (« la chair est vraiment/ la chair ne sert de rien »). Or donc, « en vérité, en vérité », où est la vérité ? Les théologiens ont vraiment du pain (de vie) sur la planche…

Peut-être ces contradictions apparentes sont-elles la marque de textes bien vivants, en dépit de leur ancienneté. Mais, même si ces contradictions ne sont qu’apparentes, il y a aussi bien des passages où de fameuses « paroles d’Évangile » intangibles font sursauter en notre for intérieur un certain « esprit évangélique » qui leur résiste à juste titre, au nom de toutes les valeurs intériorisées que notre culture « spirituelle » semble avoir préinscrites en nos âmes… Cette résistance a en effet quelque chose de la « lutte avec l’Ange » telle que l’interprète ci-dessus Y.-D. Papin. Tout se passe comme si, en prévention d’impostures toujours possibles, il y avait écrit en filigrane, sous la lettre même des évangiles, un Contre Évangile évangélique qui vient contredire tout ce qu’on croit pouvoir en dire définitivement. C’est ainsi que je me suis risqué à poser un jour la question à laquelle il serait immodeste d’oser prétendre répondre : « Le Christ est-il toujours évangéliquement correct ? » (Jeudi du Songeur n°139). J’avais, dans le même esprit, mis en question l’assertion ambiguë « Qui veut sauver sa vie la perdra » (n°52), le mythe de l’Annonciation (n°141), ainsi que la récente reformulation du « Notre Père » (n°165). Dans un mauvais esprit, dira-t-on probablement. Eh bien, soit : je voudrais pratiquer un mauvais esprit de bonne foi.

Quoi qu’il en soit de mon propre cas, il me semble que le moindre chrétien qui s’aventure à prendre au sérieux l’Évangile s’inscrit dans un éclairage paradoxal qu’on peut résumer ainsi : « Je crois, donc je doute ». En d’autres termes : « C’est parce que je veux continuer de croire au Dieu Amour que je doute quelquefois de ce qu’Il raconte, ou de ce qu’on Lui faire dire ». Mieux encore, s’adressant directement à l’Éternel : « C’est parce que j’ai eu foi en l’Amour que j’ai parfois douté de Toi ». À quoi le Christ en personne répondrait peut-être :

« Tu ne douterais pas de Moi, si tu faisais seulement semblant d’y croire. »

Le Songeur  (23-05-2019)


Notes :

1 Le prophète Osée interprète ainsi l’exploit de Jacob : « Dans sa vigueur, il fut fort contre Dieu, il fut fort contre l’Ange et l’emporta. » (Osée 12, 4-5). À noter que Jacob est convaincu d’avoir été aux prises avec Dieu lui-même, puisqu’il nomme « Face de Dieu » le lieu de ce combat, en exprimant ainsi son ressenti : « J’ai vu Dieu face à face, et ma vie a été sauve » (Genèse 32, 31).La nuance qu’apporte Osée signifie que Jacob l’emporte sur l’Ange mais pas vraiment sur Dieu même avec lequel, si l’on ose dire, il fait jeu égal ou match nul. Lisant cela, je suis tenté de comprendre que l’on ne peut être « fort contre Dieu » qu’en vertu de la vigueur même qu’on hérite de Lui…

2 Un commentateur note, à propos de cet épisode : « L’auteur utilise ici un vieux récit pour donner une signification religieuse au nom d’Israël. Le nom, surtout lorsqu’il est donné par Dieu, exprime le rôle qu’est appelé à jouer dans l’histoire celui qui le reçoit » (Bible de Pierre de Beaumont ; Fayard-Mame, 1981). Le nom est lui-même Vocation.

3 Ce qui pourrait n’obéir qu’à une vérité fort simple : tout maître qui enseigne l’art de discerner aux esprits qu’il éveille leur apprend du même coup à faire l’examen critique de son propre enseignement. Et s’il a la sagesse de leur déconseiller le fanatisme doctrinal, il ne les met pas toujours à l’abri de l’invention hérétique. Comment savoir… Le message du Christ comprendrait-il aussi, (en partie), ce qu’on lui fait dire ou dit de lui ?



(Jeudi du Songeur suivant (206) :
« FLÉAU À L’HORIZON : LE RÉCHAUFFEMENT DÉCLAMATIQUE » )

(Jeudi du Songeur précédent (204) :
« IL NE LUI MANQUE QU’UN PEU DE DÉSESPOIR » )