AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (141)

ANNONCIATION(S)…

Quand on se promène dans Rome ou quelque autre ville sainte, on finit toujours par échouer dans une église, où trône le plus souvent un tableau de maître ayant cédé à la plus vertueuse des tentations : représenter la fameuse « Annonce faite à Marie » à sa manière. Laquelle n’est pas toujours nouvelle…

Il faut bien l’avouer : cette surabondance d’Annonciations finit par lasser l’amateur d’art. Et l’on se demande : comment cette dizaine de versets a-t-elle pu inspirer tant d’artistes et jouir d’un tel succès, alors que tant d’autres épisodes évangéliques, aussi largement évoqués, n’ont pas bénéficié d’un tel traitement ?

Certes, l’Annonce faite à Marie apparaît comme centrale dans la révélation chrétienne : l’ange Gabriel y apprend à une jeune fille qu’elle va concevoir un enfant qu’elle nommera « Jésus »1, qui est Fils de Dieu, va régner sans fin sur le trône de David, et sauver le monde. D’où son importance « historique », rapportée par Luc (I, 26-38).

Certes. Mais si cette scène narrée par Luc semble capitale, comment se fait-il que ni Marc, ni Matthieu2, ni Jean ne la rapportent ? Dans le récit de Matthieu (qui précède), il s’agit seulement d’une information donnée à Joseph (I, 18-25), par un ange anonyme qui le visite en songe. Tandis que, chez Luc, on assiste au tableau d’une annonce faite à Marie, en plein jour, par l’ange Gabriel en personne, venu spécialement la saluer. Qui a donc raison, historiquement ? Luc, qui déclare au début de son récit « j’ai voulu tout reprendre avec exactitude » (I, 3), ou Matthieu visiblement moins informé ? Y aurait-il eu deux annonces ? Luc a-t-il bénéficié de sources plus sûres ? A-t-il voulu compléter le message divin, en présentant le fait du point de vue de la principale intéressée ? Luc serait-il… féministe ? A-t-il voulu souligner que Marie ne fait pas que recevoir une Annonce mais, avant tout, qu’elle répond à un Appel ? Et célébrer son sublime Fiat voluntas tua ?

*

À l’évidence, en remplaçant l’information faite à Joseph (en songe) par l’annonce faite à Marie (en direct), Luc met en scène le message divin de façon beaucoup plus captivante. C’est sa forme (mythique) plus que son message (factuel) qui doit rendre cette scène fascinante aux yeux des artistes et des foules.

D’un point de vue purement factuel, ce récit rapporte qu’un dieu propose à une mortelle de lui faire un enfant qui règnera sur le monde : un schéma jupitérien, assez banal en somme. Mais la narration est faite pour qu’on ait envie d’y croire. L’ange qui apparaît n’est pas n’importe qui : c’est Gabriel (prénom qui signifie « l’homme fort de Dieu »). Son irruption trouble la jeune fille, on le comprend : il est entré chez elle sans prévenir ni même se présenter ! Il la rassure aussitôt (et nous rassure) par un message bien charpenté : 1/ Tu as trouvé grâce auprès de Dieu ; 2/ Tu vas concevoir un fils que tu appelleras Jésus (le lien entre les deux énoncés est implicite : « Tu as trouvé grâce » = « il t’aime, et donc, il t’a choisie comme future mère de son enfant ») ; 3/ Ce fils sera célébré comme fils du Très-Haut (donc, fils de Dieu lui-même) et il règnera sur le monde.

Comment une jeune fille ne vacillerait pas devant une telle offre d’amour, et la perspective d’une maternité si glorieuse ?

Curieusement, Marie ne perd pas la tête et oppose à l’ange une raison pratique : « Comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas d’homme ? ». Cependant, elle aurait pu réagir plus vigoureusement : mais je suis déjà fiancée3 à Joseph, je ne désire pas tromper l’homme avec lequel je suis engagée ! L’Ange lui apprend alors, avec autorité, qu’il suffira à l’Esprit saint de la couvrir de la puissance de son ombre : la relation ne sera pas charnelle. Et l’enfant qui en naîtra, parfaitement saint, sera appelé fils de Dieu. Sa parente elle-même, Élisabeth, bien qu’âgée et stérile, n’est-elle pas enceinte depuis 6 mois ? Rien n’est impossible à Dieu ! C’est presque déjà fait…

Si l’on se souvient que Jupiter féconde la princesse Danaé en se transformant en pluie d’or, on peut oser penser que le « merveilleux chrétien » et le « merveilleux païen » s’équivalent. Et devant cette Annonce du projet fou de Dieu, le sceptique a tout autant le droit de s’ébahir que le croyant de s’émerveiller. On peut d’ailleurs éprouver à la fois l’envie d’y croire et celle d’en douter, lorsqu’on trouve en soi un peu de l’un et de l’autre…

Reste l’accord immédiat de la Vierge Marie au « Rien n’est impossible à Dieu : « Je suis la servante du Seigneur » (Bible de Jérusalem) ou « Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il en soit de moi comme tu dis » (Traduction de la Pléiade). Et l’énigmatique question : Marie était-elle vraiment libre de son choix ? Pouvait-elle dire Non à la divine proposition ?

C’est là que l’Annonciation prend toute sa force et tout son sens : il s’agit en effet d’un énoncé performatif, c’est-à-dire qui réalise ce qu’il annonce. Luc entend susciter une sorte de vertige face à l’événement parfait, celui qui s’accomplit dans l’annonce qui en est fait. Dans le langage divin, le Verbe est Acte. Le message de l’Ange suffit ainsi à opérer ce qu’il propose : il est dit au futur, non au conditionnel. Marie ne saurait échapper à la programmation de l’Ordinateur divin. Aussi souscrit-elle au constat de cette naissance quasi accomplie dans son annonce, même si le Fiat a l’air d’un choix librement consenti…

Il est vrai que sur le moment, elle paraît plutôt résignée (cf. le terme « esclave »). Mais très vite, en visitant sa parente Élisabeth, elle reçoit une étrange confirmation de la promesse de l’ange : le bébé d’Élisabeth, elle-même enceinte, tressaille en devinant la présence du Seigneur en Marie, signe révélateur entre tous. C’est alors qu’éclate la Joie de Marie, dans un discours lyrique nourri de rappels bibliques — il s’agit du Magnificat — texte admirable, mais trop admirable pour n’être pas l’œuvre d’un écrivain, Luc, qui soigne ses références bibliques, plutôt que le chant spontané d’une jeune fille enceinte qui se sait Bienheureuse.

*

Si j’ose avouer ma perplexité à la lecture de ce texte, c’est qu’il me paraît aussi peu vraisemblable du point de vue de l’historicité qu’émouvant et fascinant du point de vue de l’imaginaire. Luc est un grand metteur en scène : c’est la figuration de son récit qui touche. Comme tout récit mythique, celui-ci recèle et « sublime » une vérité humaine. Il nous représente une expérience cruciale de l’être : cette prise de conscience aiguë, soudaine, d’une voie à suivre qui va donner sens à son devenir profond. Une sorte d’appel intérieur auquel chacun peut un jour se trouver amené à dire « Oui », dans certaine(s) circonstance(s) essentielle(s) de sa vie.

Il s’agit d’une expérience double : l’offre imprévue qui nous est donnée d’engager totalement notre existence, et le « oui » de notre adhésion qui ne balance pas, qui ne délibère pas, et qui se vit comme totalement libre alors qu’on est incapable de se soustraire à son injonction. L’annonciation se manifeste comme une « prédestination » qui rencontre une attente radicale. D’où ce tressaillement qui la caractérise. Au point qu’on peut regretter amèrement plus tard, en cas de refus, ne n’avoir pas saisi cette occasion qui nous libère en nous obligeant…

Cette scène évangélique serait ainsi une version hautement figurée, un paradigme de nos relations entre créatures, et de la relation de chacun à soi-même. Si « L’Annonce faite à Marie » nous « parle », c’est comme modèle sublime des diverses annonciations qui nous ébranlent parfois, aux moments où s’illumine notre quête de vie.

On peut ainsi en balayer quelques exemples.

La rituelle « déclaration d’amour ». Dire « je t’aime » est à la fois une annonce et un appel : c’est une annonciation. Le jeune homme, qui a épié quelques signes favorables, déclare enfin sa flamme. Et l’aimée, qui n’y songeait pas (ou refusait de s’en rendre compte), ressent un grand trouble suivi d’un « oui » sincère, en une soudaine et totale confiance. Au fond, c’est bien à l’image de ce qui se passe entre la Vierge et Dieu... Sauf que notre futur époux ne doit pas pour autant se prendre pour le Seigneur.

L’événement de l’enfant. Lorsqu’un couple — et d’abord la future mère — découvre les premiers signes d’une naissance à venir, c’est toujours le miracle de la Vie qui opère. C’est une annonce, et un formidable appel : accepter l’enfant, le prendre en charge, le faire entrer pleinement dans l’existence. L’une des plus troublantes expériences humaines, et la plus proche, littéralement, de l’Annonciation évangélique. Sauf qu’il ne faudra pas à chaque fois prendre pour un « dieu » l’être que l’on couve et qu’on engendre.

La vocation. La vocation religieuse est étymologiquement réponse à un appel divin. C’est une annonciation. Mais le terme garde cette aura dans son emploi courant. La liberté de l’être humain consiste alors à ratifier la destinée que lui dicte sa situation ou sa nature. Mais cette adhésion est aussi sa joie ! Il se cherchait, il a trouvé sa voie, il se convertit à lui-même. Il dit « oui » à son intuition, à cette prescience intérieure vécue comme un appel. Ce qui vaut pour le choix du métier, pour l’engagement politique ou social, pour toute forme de conversion (laïque) à un idéal de vie. Tout grand moment de l’existence où l’on se découvre un Sens (supérieur) est une annonciation implicite, un « Dieu existe, je l’ai rencontré ». Et l’on s’y convertit au plus profond de soi-même…

La Mort elle-même, ce mystère, quand elle nous fait signe, peut s’apparenter à une annonciation : Annonce de fin de vie, Appel à l’accepter, pour un Futur inconnaissable et inouï. Je frémis en écrivant cela. Mais, bon, il n’est peut-être pas interdit de négocier : je suis de ceux qui tentent de remettre à plus tard ce rendez-vous suprême…

L’inspiration artistique. Tel écrivain tâtonne longuement, des mois ou des années, engrange des notes et des observations, relie des bouts de projet. Il mûrit ce qu’il doit engendrer. Et puis, un beau matin, la parole agit en lui, l’œuvre à écrire lui apparaît comme prescrite, et c’est l’illumination. Il en est de même du compositeur soudain surpris par le jaillissement, en lui-même, de la mélodie porteuse de sa symphonie à venir…

Plus généralement, pour l’homme qui médite, tout ce qui s’annonce dans le monde peut être reçu comme un appel. Un appel à transcendance. Le monde est un bruissement de signes qui nous provoquent à chaque instant, appelant notre réponse. Tout nous parle, jailli de l’univers. Tout nous parle, venu du monde des hommes. Il y aura « annonciation » chaque fois qu’il semble annoncé à l’homme qu’il va engendrer du Vivant qui dépasse les limites apparentes de son humanité. Évidemment, ces interpellations constantes ne nous demandent pas d’adhérer aussitôt à chacune, dans l’enthousiasme du Fiat volontas tua. Il y a à distinguer, parmi ces annonces du Réel, celles qui nous font exister en profondeur de celles qui flattent nos impatiences. L’Annonciation authentique est celle qui révèle en nous notre Désir d’être, comme si un Dieu en soi nous disait intimement : « Ce que je t’annonce de toi, tu vas devoir le devenir. » Et si elle se reconnaît à sa Joie, c’est une joie qui n’exclut pas la gravité. Marie la Bienheureuse a dû pressentir qu’elle serait aussi Mater dolorosa.

Bien entendu, si tout est « annonciation », il en résulte aussi que chacun de nous se trouve bon gré mal gré en position d’annonciateur. Ce qu’on exprime est toujours transmission de plus que soi… Non pas que nous soyons forcément animés de paroles sublimes : de simples mots qui nous traversent peuvent porter bien plus de sens que nous ne le pensions. Non pas non plus que nous soyons porteurs de simples énoncés verbaux : nos comportements et nos pratiques en disent souvent bien plus que nos propos. Bref, nous ne pouvons échapper au piège de l’annonciation : nous sommes d’involontaires Anges et/ou Démons… et les bonnes paroles que nous donnons à entendre influent souvent moins que les mauvais exemples que nous donnons à imiter.

Le Songeur  (05-10-2017)*


1 Le nom que l’ange indique pour l’enfant « Yeshoua » signifie étymologiquement Dieu sauve ou Dieu délivre. Ce nom est lui-même un programme, comme l’indique Matthieu : « Tu l’appelleras Jésus car il sauvera son peuple de ses péchés. »

2 Dans Matthieu (I, 18-25), la grossesse de Marie est déjà avancée quand l’ange, visitant Joseph en songe, lui apprend qu’elle est l’œuvre de l’Esprit saint, qu’il ne doit donc pas répudier sa fiancée, et qu’il devra appeler l’enfant « Jésus ». Il s’agit donc d’une information, et non d’une « annonce » (au sens spectaculaire de celle-ci). Matthieu ajoute que se réalise ainsi une autre annonce, celle du prophète Isaïe : « La vierge concevra et mettra au monde un fils que l’on appellera Emmanuel, c’est-à-dire « Dieu avec nous » (Isaïe, VII, 14). Des exégètes précisent que le mot hébreu « almah » signifie plutôt « adolescente » ou « jeune femme » : c’est la version grecque de la Bible (dite des Septante) qui a choisi le substantif « Vierge ».

3 Fiancée : une fois que la jeune fille est « accordée », toute infidélité de sa part est considérée comme un adultère et entraîne la peine de mort (édition La Pléiade). Comme pour écarter ce soupçon, Matthieu souligne que la virginité de Marie reste entière jusqu’à la naissance de l’enfant : « Réveillé, Joseph fit comme l’ange du Seigneur lui avait prescrit, il prit femme, et il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle enfante un fils et il l’appela Jésus. » (Matthieu, I, 24-25).

* À noter qu’on fête demain la saint Bruno (6 octobre).



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