Aimez-vous Brel ? Cela n’importe pas : lui, au moins, vous aime. Et c’est cela qui compte. Si j’en parle, c’est que je viens de faire une « cure » de Brel. J’ai admiré, j’ai rêvé, j’ai pleuré, j’ai partagé. Rien de tel que d’entendre et revoir l’interprète pour retrouver, au fond même du désespoir brélien, un bol d’énergie de vivre. Une énergie qui prend sa source dans la « force d’aimer », celle qui, chez lui, parvient à subjuguer le monde...
Nouvelle expérience, nouvel étonnement. Il m’est arrivé, avec un ami aussi passionné que moi, d’écrire un livre sur Jacques Brel*. Par désir sans doute de mieux comprendre notre émotion, et peut-être de nous en défendre. Je pensais avoir un peu « expliqué » le miracle. Et voici qu’en me retrouvant face au chanteur, je suis aussitôt reconquis, fasciné comme la première fois, par cette flamme qui échappe absolument aux commentaires que nous en avions faits. Par quelque chose qui dépasse inexplicablement la qualité des textes et la virtuosité du chanteur. Par cette adhésion que suscite le meilleur d’une personne qui se livre tout entière. Par sa fulgurante humanité, — fusion quasi parfaite du Poète dont le « Je » ne cesse d’exprimer l’Autre en même temps que lui-même, et du Chanteur dont la Voix ose le lyrisme total, celui qui fait exploser ce qu’expriment les mots.
Je parle bien sûr des interprétations exceptionnelles de la décennie 1958-68. Je parle de cet état de grâce par lequel il fut alors visité, au point de nous en traverser nous-mêmes, et de nous faire accéder un instant — pour un instant seulement, Monsieur — à cette inaccessible étoile qu’il cherchait encore, bien que l’ayant trouvée…
On a beau dire qu’il n’y a pas de miracle : tout s’explique (le talent, le travail, l’élan). Il n’en demeure pas moins un mystère (l’essentiel échappe à l’explication). Tout semble aller de soi si l’on considère l’excellence des textes (côté auteur), la perfection d’un talent peu à peu mis au point (côté acteur), l’efficacité musicale qui emporte l’ensemble (l’intelligence de l’orchestration). Mais cela tourne court.
Si je tentais à nouveau d’éclairer ce mystère, je ne pourrais que revenir à la définition première de ce qu’on nomme une représentation : le fait de rendre présent, de donner présence (hic et nunc) à ce que l’on exprime. C’est le rôle de l’interprète, celui qui incarne (et non pas seulement « communique ») ce qu’il veut dire. Celui qui rend intensément vivante l’humanité sur scène (celle qui jaillit de lui-même, celle qu’il a reçue, celle qu’il appelle du public). Il y a quelque chose de cérémonial dans cette mission quasi spirituelle de l’interprète lorsqu’il officie, mobilisant en lui-même l’autorité qui sied à « l’œil du berger » et les blessures poignantes du « cœur de l’agneau ».
Deux traits du mystère de « Jacques chantant » éclatent dans sa mission de « passeur d’humanité » : la « sympathie poétique » (ce vertige de pitié), et l’intensité de la quête (la volonté de signifier, d’interpeller), qui sont l’âme de l’acte de chanter.
• La sympathie poétique. Étymologiquement, la sym-pathie, c’est l’aptitude à souffrir avec. Cette capacité humaine, spontanée chez l’Enfant qui souffre avec l’animal blessé, cultivée chez le Sage qui soigne sa compassion, est une blessure toujours vive chez le Poète qui ressent le mal être des hommes au point d’en gémir plus qu’eux-mêmes parfois. C’est ce retentissement de l’autre en lui-même qui constitue le « moi poète » de Brel et rend si poignant, chez lui, l’acte d’interpréter. Il en avait conscience : « J’aime bien les gars qui disent : Ah, ça me fait mal ! Ce n’est pas de la faiblesse, c’est de la sensibilité, c’est de la tendresse ou de la chaleur. En réalité, ce sont des hommes qui ont mal aux autres ».
Mal aux autres et mal en soi, indissociablement. C’est un perpétuel va-et-vient : avoir mal aux autres, c’est en même temps intérioriser leurs blessures, et leur faire part de ses propres souffrances. Pénétré à la fois de son mal individuel et du mal de l’autre auquel il retentit, Brel a besoin de sentir avec, et de chanter pour. Cette compassion irradie l’interprétation de ses propres textes. Lorsqu’il évoque Les Vieux, par exemple, sa voix et ses gestes traduisent une tendresse consolatrice qui humanise à l’extrême un texte où l’on pourrait ne lire qu’un tableau cruel. Corollairement, lorsqu’il chante « son » enfance ou ce « plat pays » qui est le sien, c’est toujours une part de toutes les enfances, ou un paysage pétri d’humanité commune qui s’exprime, transcendant son cas personnel.
Dans ces moments de « mise-amour » (qu’il oppose à la mise-à-mort des « Toros » dans l’arène), Brel rend aux hommes tout ce qu’il en a reçu de profondément humain. Car aimer, c’est sans doute donner, mais c’est d’abord rendre. Quand on n’a que l’amour, c’est qu’on possède déjà, l’ayant reçue, la force de l’offrir en partage à de plus nécessiteux que soi. Ainsi se comprend l’étonnante déclaration de Brel explicitant son désir de chanter : « C’est très difficile de dire aux gens qu’on les aime… Ce mot a été tellement pillé qu’il ne veut plus rien dire exactement. Et puis, j’arrive à me le dire, mais je n’arrive pas bien à le leur dire. J’écris des chansons qui me paraissent à moi, non pas « d’amour », mais de cette sorte d’amour qui me tient debout finalement dans la vie […] ». Et c’est dans ces moments où Jacques parvient à « dire aux gens qu’il les aime », qu’il devient… regardez-le chanter : il devient quasi beau ! Lui à qui, plusieurs fois fut reproché son « physique ingrat » en début de carrière ! « Beau » n’est d’ailleurs par le terme exact. Il est en réalité magnifique, d’élan et de tendresse à la fois. Tel un vitrail radieux révélant la pleine lumière qui le traverse.
Il va de soi que la sympathie poétique n’a rien à voir avec la complaisance. L’intensité du « mal aux autres » conduit au cri, et même à la violence satirique, lorsqu’on voit des gens trahir leur humanité, enliser leur vie dans un bonheur conforme, ou illustrer des reniements par lesquels on se sent soi-même tenté. Qui aime bien châtie bien. Le public lui-même n’a pas à être bassement flatté par de l’exhibition facile. Il mérite d’être visé au cœur, il faut le conquérir.
En même temps, nous pressentons la difficulté qu’il peut y avoir, pour ces autres à qui le chanteur révèle leur « mal », à répondre à son offre d’amour. Les spectateurs peuvent ovationner un artiste pour sa performance, sans pour autant combler son propre besoin — immense — d’être aimé pour ce qu’il est. Celui-ci doit ainsi, dans l’acte de chanter, se trouver, se livrer, se montrer « pleinement soi » pour être authentiquement aimé. Chaque chanson devient alors l’objet d’une conquête de soi-même en même temps que des autres. Et s’inscrit à son tour dans la longue quête de l’inaccessible étoile.
• L’aventure de soi. Si le chanteur Jacques Brel a « réussi », c’est parce qu’il s’est risqué. Il en a eu le désir et la peur, il a travaillé avec la plus grande énergie, il a plongé dans la fosse, il s’est vidé à chaque fois. Bien sûr, il y a toujours une forme de « train-train » dans ces récitals bien rodés qui se suivent et se répètent ; mais dès que Jacques Brel a perçu ce spectre de la routine, dès que « chanter » devint pour lui se produire sans se donner, il a su rompre avec ces « tournées » qui tournaient en rond (« Je ne deviendrai jamais une vieille vedette »).
Cet arrêt surprenant signifie, a contrario, combien le chanteur vivait le moindre récital comme le moment nouveau d’une aventure non encore accomplie. Chaque interprétation était une marche à ne pas manquer de l’accession vers l’étoile. Chaque chanson étant une pierre ajoutée à son « incroyable désir de se vouloir construire », il ne pouvait que se sentir totalement concerné par son interprétation. Et c’est en se montrant ainsi totalement concerné qu’il nous concerne et nous embarque avec lui. Brel requiert notre partage, notre émotion et notre intelligence à la fois. Pour mieux nous faire adhérer à l’aventure, il éveille en nous ce qui se trouve en lui : « l’œil du berger » et « le cœur de l’agneau ». Il ne peut progresser dans sa quête du Sens qu’en nous la faisant partager. Seule l’authenticité de l’interprète peut accomplir la « mission » du poète.
Ainsi s’explique ce « vouloir dire » intense qui marque ses interprétations, la clarté de sa diction, la mise en relief des mots-valeurs de son univers personnel, cet ouragan de tendresse assumée qui traverse même les plus sarcastiques de ses textes. Il lui faut à chaque fois aller au bout de l’aventure, tenter d’atteindre l’inaccessible étoile, secouer d’émotion le public engoncé dans ses fauteuils, interpeller, faire rêver, mettre en mouvement le monde entier sur le mode lyrique (l’émotion est mouvement).
C’est bien ce mouvement d’amour qui le tient, il le dit, « debout dans l’existence ». Besoin d’aller vers les autres pour leur livrer ce qu’il trouve en lui-même (son univers intérieur) et leur crier combien leurs souffrances sont aussi les siennes (Amsterdam). S’étonner sans cesse de l’étrangeté du monde, se poser tous les « pourquoi » de la vie, vouloir conjurer par la satire la menace d’ankylose qui pèse sur chacun, dramatiser des rêves qui hantent tous les hommes quels qu’ils soient, chanter les nostalgies et les déchirures de tout être.
Certes, interroger tant de mystères ne suffit pas à en trouver les clefs. C’est pourtant exprimer un si vif idéal de liberté, de fraternité et de transparence que la Quête du sens ne peut être totalement vaine. Faire partager aux autres la quête du Sens, c’est déjà leur offrir le sens de cette quête. Et leur enjoignant d’ailleurs de ne pas s’arrêter en chemin : « Mon père était un chercheur d’or / L’ennui c’est qu’il en a trouvé. »
Au cours de son aventure, Brel a-t-il trouvé ce qu’il cherchait ? Il affirme que non. Ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre l’inaccessible étoile, quoique désespérément.
Il me semble que cette dés-espérance finale tient peut-être à une erreur de perspective. On croit souvent que l’objet de la quête est au bout du chemin. Cette illusion motrice nous fait alors partir, les yeux rivés vers ce paradis d’amour qu’on imagine là-bas, au loin, très loin… au risque de penser le manquer.
Alors que c’est la longue marche sur la route, le cheminement opiniâtre vécu au milieu des compagnons d’existence, qui fait découvrir peu à peu la patience de l’amour dans le seul acte de le chercher toujours.
Vérité que Jacques Brel a dû tout de même sentir, au plus secret de lui-même :
La Terre promise est déjà dans la marche vers la Terre promise…
Le Songeur (04-02-2016)
* Paul LIDSKY et Bruno HONGRE, L’Univers poétique de Jacques Brel (L’Harmattan, 1998)
(Jeudi du Songeur suivant (84) : « QU’EST-CE QU’UN CON ? »)
(Jeudi du Songeur précédent (82) : « GENESIS »)