AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Nouvelle 4 (inédite)

Un Aller-Retour en Métropolitain


ALLER…

Me voici une fois de plus marchant dans le métro, comme tout un chacun.

J’avance ou tente d’avancer, masse dans la masse, ballotté par le flot. Que suis-je ? Une coquille vide. Un néant compressé. Un bipède hébété qui rampe sur le sol. Rien de tel que le métro pour vous réduire à cette horreur : la condition humaine. Tous les mêmes, que nous sommes !

Mais moi, ce n’est pas pareil : je suis écrivain.

Ai-je un nom ? Ni plus ni moins que le commun des mortels, dans cette cohue d’atomes anonymes. Eux semblent vaguement goûter leur promiscuité. Moi, jamais. Je fuis le contact qui me fait troupeau. Je fuis la contagion qui me rend inexistant. Je m’arcboute sur une seule pensée : j’ai dans ma serviette deux exemplaires d’un manuscrit qui pourrait époustoufler tous ces gens, s’ils savaient. S’ils savaient, c’est-à-dire s’ils lisaient...

Eux ? Eux, lire cela ? Mais non, voyons, tu n’y penses pas !

Deux exemplaires de 300 pages ! Sans parler du troisième que va me rendre mon éditeur. Entrevue-minute, refus courtois ; et je repartirai déposer mes lourds feuillets chez ses confrères, ses clones. Voilà à quoi on joue pour… pour se faire un nom ?

Enfin, le quai. Trois minutes d’attente. J’ai ralenti le pas. Je cherche un espace libre, histoire d’entrer le premier dans le wagon, sans devoir jouer des coudes. Ne pas pousser, ça colle. Ne pas être poussé, ça comprime. N’être ni poussé ni poussant. Ne pas se laisser engluer. C’est ça, être libre. Ce qui prouve, entre parenthèses, que l’engeance humaine déteste la liberté. Elle s’agite en faisant du surplace, s’emplit de son brouhaha. Et chacun prend pour « la vie » cet engourdissement fébrile ! Il avait bien raison, le sage qui disait : « La preuve du pire, c’est la foule. »

Eux, mon public ? Quelle idée… J’en ai le souffle coupé ! Je veux des lecteurs éveillés, moi. Quitte à n’en avoir qu’au compte-goutte. Et certainement pas ceux-là, qui me voient sans me voir arpenter le quai.

Que font-ils donc, « dans la vie » ? Le savent-ils vraiment ? Ils campent, plus ou moins debout comme des légumes fanés, en attendant la rame. Où vont-ils, dedans Paris ? Je serais curieux de le savoir. Que pensent-ils ? Existent-ils ? Moi, qui ai lu Descartes, je pense que je n’existe pas, ce qui prouve que je suis. Eux, ils ne « sont » pas, ils vont. Ils vont monter, ils vont descendre, foncer dans les couloirs, dégringoler les escaliers, se cogner aux pancartes, se grouiller sur les trottoirs, sillonner des artères qui saignent de leur sang, automates immobiles pris au piège de la cité ! Où allez-vous, chers compatriotes, dans le bourbier métropolitain ? Dans les dédales de la Caverne ?

Moi, je sais où je vais : je suis écrivain. Plus qu’un métier, c’est une vocation. Je suis la conscience des autres en même temps que de moi-même. Ce que j’écris dure éternellement. Le papier est la tombe où je grave mes mots, dans ce monde qui passe et fuit sans fin. Mais eux ? Savent-ils bien ce qu’ils vivent ? Apparemment, ils adhèrent à l’existence, et c’est bien ce qui rend leur cas suspect à mes yeux. Non pas que je prétende leur être supérieur. Nous sommes tous égaux, bien sûr. On connaît la chanson. Nous sommes tous égaux, mais je le suis quand même un peu plus que les autres… parce que moi, je le sais. Tous égaux dans la nullité ? Sans doute. Et si je méprise ceux qui m’entourent, je me méprise tout autant. Je me méprise d’être à leur ressemblance. Ça compense. Coluche et Rimbaud avaient raison : je suis l’ego des autres.

Pardon, Madame. C’est moi qu’elle bouscule, et c’est moi qui m’excuse. Encore une qui piétine et s’agite pour activer le monde. Elle talonne le bitume pour hâter l’arrivée de la rame. Où allez-vous donc, Madame, au beau milieu de cet après-midi ? Chez le médecin ou chez la manucure ? Et les autres ? Au ciné ? Ce ne sont pas des travailleurs, les travailleurs sont au travail. Des chômeurs probables, qui ne s’emploient qu’à ralentir ma vie ? Ou des clientes de Grands magasins, qui font leurs « courses » en cavalant ? Ou encore ces exilés du soleil africain, venus colorier les grottes de Lutèce ? Tous, comme moi, errant dans cette nuit de néons que l’on nomme le jour. L’animal humain, plus que jamais, dort sa vie en marchant. C’est toujours métro-dodo, mais y a plus de boulot !

Plus de livres non plus. Enfin, plus de bons livres, dixit mon éditeur, qui m’attend à 15 heures. J’y vais, mais sans espoir. J’ai d’ailleurs hésité à venir. Il y a longtemps que je ne le harcèle plus. Ce matin, bizarrement, c’est lui qui m’a appelé. Ou plutôt qui m’a convoqué. Ça sent le piège. Même pour m’annoncer un nouveau refus, il me veut à sa botte. Il est vrai que je lui dois tout, ou le peu que je suis. Cela fait cinq ans déjà que, grâce à lui, mon premier livre est paru, avec un certain succès. Mais ce fut aussi le dernier. Quand je lui ai apporté mon second texte, il a passé une heure à saluer l’excellence du manuscrit, avant de m’expliquer en trois minutes qu’il ne pouvait pas sérieusement le publier. Je n’ai toujours pas compris pourquoi. Par la suite, tous mes romans m’ont été réexpédiés, à mes frais, avec de fortes raisons.

De belles raisons formulées dans un super style, du genre : « Votre ouvrage, en dépit de ses qualités, n’a pas suscité la totale conviction sans laquelle nous ne nous engageons pas dans une aventure éditoriale ». Bravo, les aventuriers ! Comme ils savent vous envoyer paître en vous comblant de flatteries ! « Il y a certes de bonnes pages, d’excellents passages, il est vrai. Nos lecteurs ont apprécié l’habileté de votre intrigue, mais, mais… » Mais quoi ? Il ne leur suffit plus de nous renvoyer dans les cordes, ils attendent de nous une reddition consensuelle. « Malheureusement, l’unanimité ne s’est pas faite, au sein de notre comité, … ». « Votre récit est enlevé, mais manque peut-être d’épaisseur romanesque ». « Nos lecteurs ont lu votre texte avec attention, mais n’ont pas senti, comment dire… sa nécessité. » La nécessité ? Quelle nécessité ? Voilà donc la sentence suprême : votre livre n’est pas nécessaire au monde ! Vous non plus, par conséquent. Mais on peut dire ça de presque tout ce qui se publie… et de tout ce qui existe ! Ah, les justiciers du Zoo littéraire ! Ce sont vraiment les plus odieux ! Les prédateurs de la préhistoire, eux au moins, poignardaient franchement. Ceux d’aujourd’hui vous plongent la lame dans le cœur en vous souhaitant bon week-end, et courage pour la suite.

Si je ne suis pas nécessaire au monde, qui donc le sera ? Et d’ailleurs, le monde a-t-il besoin qu’on lui soit nécessaire ? Ces bipèdes qui m’entourent, qu’ils pensent ou ne pensent pas, en quoi et à qui seraient-ils nécessaires, eux aussi ? Non mais, regardons-les, regardez-vous, regardons-nous !

La rame arrive. Bruyance, cliquetis, on monte, attention à la marche, pas de place assise. Je tiens ferme la barre verticale, serrant entre mes jambes ma vieille sacoche de cuir usé. Dans la vitre où se reflètent les passagers, j’ai cru apercevoir comme l’ombre de moi-même. Je ne suis rien. Rien qu’un autre parmi les autres.

Un accordéoniste s’apprête à chanter. Venu de l’est, semble-t-il ? Non, pour une fois, c’est un autochtone. Un jeune qui veut se lancer, en mal d’argent de poche. Il y en a deux ou trois autres, des étudiants branchés, avec portables en boucles d’oreille. C’est la génération montante, qui prend racine dans le métro. Ils veulent sans doute « percer ». Comme moi il y a dix ans. Ils veulent percer, comme tous les germes au monde. Percer la coquille de l’œuf, percer la chape de l’indifférence publique, percer… dans les médias ! Percer, et transpercer, bien sûr. Ôte-toi de là que je m’y mette, et tant pis pour autrui. Percer, voilà la règle, où que l’on soit sur la planète. Percer, comme les pays dits émergents. Percer, comme les millions de petits chinois qui se multiplient. Percer comme tous les survivants que nous sommes. Percer, comme nous dûmes percer lorsque nous étions de ces milliards de milliards de spermatozoïdes qui se lancent depuis l’aube des temps à l’assaut du paradis fœtal ! Ha, la marée des perçants, c’est à mourir de rire ! Percer, pour se croire nécessaire au monde ! Ah vraiment, comment peut-on être « perçant » ?

(Tiens, entre parenthèses, il y a là un morceau de bravoure à écrire…)

Nouvelle station... Assaut de larves humaines. Ils poussent, ils percent, ils poussent, ils percent. Mon accordéoniste ne pourra pas se faire entendre ! Un jeune couple se fraie un sillage, précédé d’un landau où pleurent des jumeaux… Dur, dur, mais ils l’ont voulu ! La portière va-t-elle pouvoir se refermer ? Hé oui, la chair humaine est compressible. Le wagon s’ébranle. Je manque d’air, j’essaie vainement de me hausser. Les visages en gros plan me sautent aux yeux, comme à la télé. Ils respirent comme ils peuvent. Dans le wagon de la vie, l’oxygène se raréfie. Le moindre détail m’assaille, et les odeurs aussi. Tout contre moi, une blonde épaisse tousse, et je crains la contagion. Que de virus qu’on ne voit pas ! Un individu rougeaud tente de communiquer on ne sait quoi sur son portable, il transpire, il parle fortement, un peu comme mon éditeur, mais ce serait plutôt un plombier. À côté de lui, une étudiante tapote en riant sur une tablette. Les secousses du voyage font basculer le tas des uns sur le tas des autres. Les amoureux humides y trouvent leur compte, et mêlent leurs muqueuses. Plus loin, j’aperçois des assis qui lisent en tremblant. Je suis soudain frappé par la face d’une petite vieille édentée, qui se recroqueville sur son siège, comme écrasée par les gens : elle a des yeux meurtris dans un nid de rides, et des poils qui se battent sur un antique grain de beauté, tels des palmiers sur un atoll. La femme est l’avenir de l’homme ? Laissez-moi rire ! Le futur, c’est la moustache pour tous, fût-elle clairsemée.

Attention, c’est à mon tour. À mon tour de m’expulser du wagon ! J’allais l’oublier. Je serre ma sacoche. Je fends la chair immonde de notre troupeau non nécessaire au monde ! Je perce, je me propulse enfin, par peur d’y rester, et je pousse un grand ouf, en titubant longuement parmi tant d’insensés qui s’entrecroisent. À nous deux, Paris !

Pauvre Humanité !

Pourquoi écrire ?

Pour qui écrire ?

À nous deux, Paris ! À nous deux ? Mais à quoi bon combattre ?

Ah, comme la défaite serait reposante…

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Retour

Me revoilà descendant les marches du métro. Les gens se pressent vers la station pour rentrer chez eux. Comme on les comprend ! C’est curieux, j’éprouve une certaine paix à me trouver en phase avec cette humanité qui bouge, heureux même de cette compagnie qui me change des solitudes de l’écriture. Au compostage des tickets, le jeune homme qui me précédait m’a tenu le portillon ouvert, le temps que je récupère mon billet. Je l’ai remercié de sa courtoisie. Comment peut-on généraliser sur la prétendue incivilité des jeunes ? Je remarque que, dans le métro, la plupart des gens font attention aux gens. Cela fluidifie le vivre ensemble.

Chacun se range patiemment sur le quai, pour éviter de bousculer ses concitoyens. C’est vraiment une bonne chose que ces panneaux qui nous avertissent des temps d’attente de la rame. Le métro a beau être surchargé, les gens se sont écartés pour faciliter la montée d’un handicapé dans notre wagon. Quand je pense aux portillons automatiques d’antan, qui nous bloquaient comme des bestiaux destinés à l’abattoir, quel progrès ! Certes, on est parfois serrés, c’est normal après tout, mais si j’ose un jeu de mots, je dirai que maintenant, dans le métro, si on rame encore, on ne galère plus !

Je repense à l’épreuve que je viens de vivre chez mon éditeur. J’ai dû faire preuve de patience : il n’était pas encore arrivé. C’est le Secrétaire du Comité de lecture qui a dû m’accueillir, avec son fameux sourire dont je ne sais s’il est plus courtois que narquois. En lui serrant la main, je n’oubliais pas sa sentence sans appel, au sujet de mon dernier manuscrit : « Trop écrit. C’est trop écrit, ce que vous faites. Comprenez-moi bien : les gens attendent du saignant, et vous leur offrez du persil. Votre talent n’est pas en cause, soyez-en sûr. Vous en avez même trop. Mais ce qui est étrange, dans votre cas, c’est que vous donnez l’impression de vouloir, dans un style soigné, exprimer des choses qui aient du sens. Oui, c’est bien cela : vous voulez user de la langue pour dire quelque chose, au lieu de carrément nous bousculer… De prendre aux tripes le lecteur avec ce qu’il faut de sueur, d’angoisse, de sang, de sexe aussi, ne rechignez pas ! Il faut viser plus bas, il faut nous balancer du thriller bien épais : c’est ça, aujourd’hui, la vraie littérature, comme le vrai cinéma d’ailleurs, comprenez-vous… » Je ne comprenais pas bien. Mais je savais à quoi m’en tenir. Garder le persil, peut-être, mais épaissir le steak, voilà la nouvelle esthétique. C’était il y a trois ans.

Montparnasse-Bienvenüe. La secousse a été vive. Le lourd wagon s’est délesté du trois-quarts des voyageurs. On respire, d’autant plus qu’un tzigane s’est mis à jouer du violon. Je crois reconnaître « Les Yeux noirs ». Il mérite son euro. Je fouille mes poches et m’aperçois que j’ai une pièce de deux euros. C’est peut-être un peu beaucoup. J’hésite. Non, la mélodie est trop entraînante, son vibrato m’emporte : il y a là quelque chose de sublime, une incroyable nostalgie qui pulvérise la réalité du wagon, ses miasmes et ses bruits. Je n’en reviens pas. Le récital s’arrête, l’artiste passe parmi nous, tendant son porte-monnaie. C’est un homme tout simple, les gens ne s’y trompent pas, ils donnent, y compris des chômeurs qu’il a visiblement émus. Et il nous remercie ! J’aime ces figures d’humanité humble.

Où en étais-je ? Ah oui, au bout d’une vingtaine de minutes, le Secrétaire du Comité est venu me rechercher, pour m’introduire solennellement dans le bureau du directeur. J’étais pour la troisième fois en présence de cet éditeur reconnu, qui m’a fait signe de m’asseoir d’un air un peu distrait, comme s’il émergeait de sa quotidienne sieste culturelle. Et voici qu’il s’adressait à moi, sans d’ailleurs me regarder, mais d’un ton amical laissant supposer que nous n’avions jamais cessé d’être en phase, l’un et l’autre, dans des échanges dont la teneur échappait au commun des mortels. Je pensais vaguement qu’il s’apprêtait à développer poliment, avant le couperet final, le couplet rituel de sa sérénade altruiste : il vaut mieux, pour vous comme pour nous (« je vous l’assure »), ne pas courir le risque d’une parution hâtive (« que, d’ailleurs, vous seriez en droit de nous reprocher par la suite ») ; ou encore : un « programme de publications trop chargé » nous oblige à « des choix sévères » (« qui parfois nous laissent à nous-mêmes des regrets »). C’était d’une évidence !

Je notais toutefois que, sans doute pour en finir plus vite, il s’abstenait de me fourguer, avant de trancher, les compliments de mise sur les qualités de mon travail. Bien au contraire, en y mettant les gants il est vrai, il a ouvert et feuilleté sous mes yeux un manuscrit où une dizaine de fiches se trouvaient insérées : mon propre texte ! Et de me faire part, tranquillement, de critiques fort aimables sur telle phrase un peu lourde, telle scène qu’il eût mieux valu placer en un autre endroit, tel personnage dont la psychologie pouvait sembler incohérente. Puis, sortant le nez des pages qu’il tournait, il a soudain levé la tête et, me jetant un regard vif du dessus de ses lunettes : « Qu’en dites-vous ? », fit-il. Et de replonger dans les feuillets, sans se soucier de ma réponse… J’étais sans voix. Estomaqué. Il m’avait eu !

Le violoniste a quitté notre wagon, allant poursuivre sa quête ailleurs. J’en ai profité pour occuper une place assise, ma sacoche sur les genoux. Une dame âgée est montée au même moment, dont la silhouette paraissait si harassée que je n’ai pu m’empêcher de lui offrir ma place. Elle m’a remercié, et dans la lassitude extrême de son visage, j’ai perçu un regard chargé d’enfants, des enfants qui avaient dû être le grand tourment de sa vie. Est-elle venue mendier, elle aussi ? Non, trop digne pour cela. En l’entrevoyant, j’ai ressenti sa détresse de « mère de famille », devinant tout de sa vie, sa pauvre vie ! Il y a un demi-siècle, elle a aimé, rêvé, épousé, enfanté. Son homme, maltraité dans son travail ou frustré dans ses espoirs, l’a peut-être battue, déplaçant sur elle sa violence subie. Buvait-il ? Fut-il jeté à la rue comme un chien de prolétaire ? Victime d’un cancer né de ses conditions de travail ? Il est mort jeune, c’est sûr, laissant quatre ou cinq enfants à la charge de sa femme. Celle-ci tente alors de les élever en faisant des ménages, en sortant les poubelles, en cumulant des horaires qui lui cassent le dos. Elle place ses espoirs dans l’avenir de ses petits, qui, hélas ! ne supportent pas les cages scolaires. Elle les porte malgré tout, elle s’épuise à les sortir de la destinée sociale qui les voue à l’échec. Elle réussit même à en sortir un ou deux de la misère, aux dépens de sa pauvre carcasse. Et la voilà, épuisée, travaillant encore pour nourrir un grand fils au chômage... Tout le malheur du monde, dans un visage humain. Qu’est-ce que mes petites contrariétés d’écrivain, moi qui n’ai pas même besoin de vivre de ma plume ? Vertiges du métro ! J’en arrive presque à oublier ce qui vient de m’arriver...

Totalement décontenancé par l’ironique question de l’éditeur (« Qu’en dites-vous ? »), j’avais compris qu’il valait mieux ne pas insister. J’ai saisi ma serviette et fait jouer la fermeture éclair, prêt à rembarquer mon chef-d’œuvre mort-né. C’est alors que, refermant le manuscrit, mon étrange interlocuteur éleva la voix pour me dire avec une autorité soudaine :

— Bien sûr, en tant qu’auteur, vous êtes totalement libre de vos choix, et rien ne vous oblige à tenir compte de ces remarques de détails. Toutefois, si vous pouviez nous remettre votre texte définitif d’ici trois semaines, ce serait parfait. Nous avons programmé la sortie du livre pour septembre.

C’est alors que je me suis entendu dire avec naturel :

— Je comprends. Cela va de soi.

En vérité, ma stupéfaction n’avait d’égale que l’assurance avec laquelle je lui ai répondu.

— Cela va de soi, repris-je. J’ai d’ailleurs déjà opéré plusieurs retouches qui correspondent à vos souhaits. Vous aurez ma version finale dans quinze jours.

Je lui ai serré la main. Il arborait un visage confiant, à peine teinté d’ironie.

Plus j’y pense, plus j’ai la conviction que, non content de me publier, il me croit vraiment écrivain. Sans doute est-ce pour cela que, dominant ma surprise, j’ai pu entrer le plus naturellement du monde dans ce rôle. À l’évidence, c’est un professionnel de l’édition. J’ai immédiatement éprouvé une infinie reconnaissance pour ce personnage, que je prenais à tort pour un homme de pouvoir avide de réussite. En vérité, c’est un humaniste qui songe, par-dessus tout, au bien de ses auteurs, au point de ne leur refuser tel ou tel manuscrit que pour leur éviter l’humiliation d’un échec commercial.

Que penserait cette pauvre femme de ce que je viens de vivre tout à l’heure ? Son sort est à mille lieues du mien. Ce qui ne m’a pas empêché, en sa présence, d’être traversé d’une inexplicable empathie.

Que vaut le bonheur d’être publié, face aux misères de mes frères humains ?

Je vois trop bien que mon livre a quelque chose de gratuit, qui ne soulagera guère ceux qui m’entourent. Je vais sans doute distraire quelques centaines de lecteurs, en intéresser certains, être enfin « reconnu » par un tout petit nombre. De quoi justifier mon entreprise scripturale ; mais rien de plus.

J’ai entendu parler récemment d’un auteur qui aurait pris pour sujet, justement, d’autres vies que la sienne. C’est une piste.

D’ailleurs, paraît que ça marche…

F.B.H.

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