AFBH-Éditions de Beaugies 
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Nouvelle 3

Ces Cités…
de  Jadis*


Dans un bourg assez calme, en des temps très anciens, un paysan traversant la forêt la plus proche fut surpris, un soir, par un fou qui s’était égaré dans les bois. Celui-ci fit brutalement irruption, regarda intensément le villageois, puis disparut dans un fourré avec un grand éclat de rire hystérique et triomphal.

Peu après, le paysan fut pris d’un mal mystérieux, languit, dépérit, jusqu’au jour où il sentit le besoin impérieux d’aller se cacher dans un taillis. Et là, entendant le pas d’un bûcheron, il jaillit devant lui, le foudroya des yeux, et s’en revint chez lui, provisoirement guéri de son mal mystérieux. Et persuadé qu’il lui faudrait vite recommencer l’opération pour l’être définitivement.

Quant au bûcheron atteint de ce regard, ce fut bientôt son tour de sombrer dans la plus cruelle des léthargies, jusqu’à ce que lui-même put, en le clouant des yeux, l’inoculer à un vagabond de passage… lequel n’échappa à une mort affreuse qu’en reproduisant sur quelque autre citoyen la scène dont il avait été victime. Et l’un comme l’autre se jurant de répéter les agressions, au motif que la meilleure défense a toujours été l’attaque…

L’opinion publique fut désorientée par ce début d’épidémie. Puis le petit bourg comprit qu’il suffisait d’être regardé pour attraper cette étrange maladie. Et que le malade devait aussitôt jeter sur autrui une œillade perverse pour échapper à un sort tragique. Mais qu’il n’en demeurait pas moins sous la menace d’un nouveau regard contagieux...

Dépassées, les contaminations traditionnelles, par l’air qu’on respirait ou le contact d’épidermes intimes ! Le mal pouvait désormais se transmettre par un simple clignement d’yeux, même bien intentionné. L’existence de la communauté tout entière était en péril !

Pour sauver sa peau, chacun entreprit en effet de se cacher des prunelles d’autrui, tout en lançant préventivement des coups d’œil à la dérobée. L’angoisse engendra l’hostilité. L’hostilité se mua en panique. Tout le monde se mit à fuir et à traquer tout le monde. Et ce fut l’hystérie dans toute la cité.

Les autorités éprouvèrent, non sans tarder, le devoir de réagir. Comment survivre à ce fléau ? On résolut de tenir une grande assemblée, par une nuit sans lune, où chaque participant arriva un bandeau sur les yeux.

Comment survivre à ce fléau ?

Le débat fut vif, mouvementé, désespéré. Certains, qui se croyaient atteints du mal, furent même sur le point d’ôter le masque pour foudroyer les autres. On en vint à imaginer une solution radicale, quoique cruelle : supprimer les regards. Comment cela ? En crevant les yeux de tous, et notamment des nouveau-nés, avant que la contagion ne devînt massive.

Courageusement, la mise en œuvre d’un tel projet fut envisagée concrètement. Mais il posait de sérieux problèmes.

D’abord au plan technique : les chirurgiens chargés de l’opération, ayant besoin de voir clair, ne risquaient-ils pas de contaminer les patients ? Dévisager, c’était assassiner, et la contagion d’un seul eût suffi à ruiner toute cette politique…

Mais surtout, l’opération butait sur une question de principe : « Il est impensable, s’écria un démocrate sans expérience, de fonder l’avenir d’une cité sur l’aveuglement des citoyens ».

L’effet de cette formule fut tel qu’il emporta l’adhésion de tous, en particulier des républicains qui voulaient faire croire qu’ils croyaient à la République.

La proposition à laquelle se résolut l’assemblée fut donc tout bonnement d’obliger les gens à se voiler la face dès qu’ils feraient leurs affaires ou leurs courses. En privé, chacun ferait ce qu’il voudrait, tout en restant prudent. En public, hommes et femmes porteraient le voile…

Certes, le voile ne suffit pas à éradiquer le mal ; mais il permit toutefois d’enrayer l’épidémie.

Chacun apprit à se déplacer en aveugle, et à reconnaître en les palpant ses voisins, ses voisines, ses amis et amies.

On se regarda de moins en moins, ce qui ne manqua pas de renouveler le charme des relations. « Humez-vous les uns les autres », répétaient les orateurs et les sages.

Et l’on s’aperçut qu’en bannissant le sens de la vue, on pouvait réapprendre la communication par le corps, au grand dam des intellectuels du lieu. Le puritanisme des yeux avait paradoxalement chassé le puritanisme des corps.

*

À l’autre bout de la province, dans les montagnes, se trouvait un autre bourg aussi tranquille quoique plus peuplé, dont les habitants vivaient plus ou moins en circuit fermé, selon l’adage « Pour vivre heureux, vivons cachés ».

Or, il advint qu’un hiver, les villageois les plus sédentaires furent atteints d’une langueur pernicieuse. Bien que correctement chauffés et substantiellement nourris, ils dépérissaient sans raison.

C’était surprenant. Les guérisseurs locaux y perdaient leur latin. Les malades désespéraient.

L’un d’eux, à bout de forces, décida enfin de sortir malgré le froid et de frapper à toutes les portes, en quête de plantes ou de médicaments, dans une ultime tentative de survie. C’était insensé. Personne ne disposait de remèdes. Personne non plus n’était vraiment en état de dispenser des soins. Et cependant, voilà qu’au fur et à mesure que notre malade se montrait à ses voisins les plus proches, puis les moins proches, puis à tant d’autres inconnus, il se sentait revenir à la vie.

Il se reposa un ou deux jours. Puis refit l’expérience, imité en cela par son neveu. Et tous deux prirent peu à peu conscience que c’était d’être vus, et plus précisément regardés, qui les faisait revivre.

Très vite, la bonne nouvelle se répandit. Les plus engourdis se ranimèrent. Les vieux sortirent de leur tanière pour retrouver quelque vigueur. Et les plus jeunes, que la maladie n’avait pas encore touchés, tentèrent avec succès de se montrer à leur tour, pour bénéficier d’un surcroît d’élan vital.

Ce bain de jouvence, par exhibition mutuelle, avait évidemment quelque chose de miraculeux. Si miraculeux que les habitants du village s’y adonnèrent avidement, en en variant les modalités. Tout le monde disait : « J’aime ça. » On voulait savoir ce qui était le plus vivifiant : se montrer dans son ensemble, exposer tel ou tel aspect de sa personne, se déshabiller plus ou moins, etc. Tout fut donc essayé pour tester l’effet sur soi du regard d’autrui.

Il ressortit de ces expériences qu’il était plus revigorant d’apparaître nu que vêtu, que l’effet était plus vif sur une partie de soi que sur la totalité de son être, et qu’enfin, plus on s’approchait du regard de l’autre, plus la renaissance était intense.

En même temps, les impressions que l’on ressentait étaient si vives qu’on était pris d’un désir intense de les renouveler, à un rythme de plus en plus soutenu.

Les conséquences ne manquèrent pas d’affoler les plus sages. La cité certes devenait plus vivante qu’elle ne l’avait jamais été. mais la frénésie avec laquelle les citoyens ragaillardis s’agglutinaient pour s’exhiber, dans des tenues de moins en moins habillées, les conduisait – ô effet pervers !– à s’aveugler mutuellement. Chaque regard libre était pris d’assaut. On ne savait plus comment regarder, et l’eût-on voulu que les yeux ne pouvaient plus voir, obstrués par tous ces amas de corps en gros plan qui leur bouchaient la vue.

L’exhibition collective et la cécité culminaient en même temps.

Les autorités s’alarmèrent, non sans hésiter, devant de tels débordements. Mais, trouvant elles-mêmes quelque plaisir à cette partouze généralisée, elles renoncèrent vite à prendre des mesures qui s’imposaient, et dont elles ne voyaient d’ailleurs pas très bien à quoi elles pourraient conduire.

Concrètement, après maintes commissions d’enquêtes et consultations d’experts, le programme politique auquel elles aboutirent tint en un seul mot d’ordre : « piloter à vue ».

Tant il est difficile de mirer le visage de l’avenir quand on a de la fesse plein les yeux.

*

Et voilà qu’un beau jour, ce qui devait arriver arriva :

Des commerçants qui passaient une fois l’an dans la région informèrent chacune des cités de ce qui se passait dans l’autre.

Les malades du regard qui tue et les fous de l’exhibition qui sauve, après quelques ambassades et embrassades, se ruèrent au contact les uns des autres.

Il s’ensuivit ce qui s’ensuivit. Un tableau homérique, aux conséquences faciles à deviner.

Si faciles même que nous nous garderons d’épiloguer.

Ajoutons seulement que, selon certains historiens, la catastrophe fut telle qu’on pressa aussitôt les savants de l’époque de concevoir une machine de vision à distance, qui permît de satisfaire aussi bien ceux qui voulaient voir sans être vus que ceux qui désiraient se montrer sans regarder.

Mais il était beaucoup trop tôt !

Si bien qu’il fallut attendre encore des siècles et des siècles de« progrès » à la fois sociaux et techniques pour que l’Humanité mette au point une pareille machine, et lui donne un nom qu’il vaut mieux taire ici…

F.B.H.


* Extrait de L’Arbre migrateur et autres fables à contretemps (disponible sur ce site)


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