AFBH-Éditions de Beaugies 
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Nouvelle 5

Le Génie des Ardennes (1ère partie)*


Les Ardennes ! Vous connaissez ?

Les Ardennes… De sombres vallées riantes entre des monts ardus ! Des forêts primitives où végètent, depuis des millénaires, des peuplades mi-gauloises mi-germaines qui n’ont jamais cessé, dans la boue et les bois, d’échanger des coups de massue, de canons ou de bombes, mêlant leurs chants de guerre aux sinistres croassements des corbeaux que répercutent les grands chênes !

Verdun, Mézières, Botrange, Chooz, Wiltz, sans parler des Hautes Fagnes !

Fières Ardennes ! lieu-culte de l’universelle prédation, où s’invitèrent deux grandioses guerres mondiales !

Héroïques contrées dont le moindre poète n’atteint jamais la gloire qu’en se faisant marchand d’armes !

Ardennes éternelles qu’on entend, sous un ciel tourmenté,

………………………….. claironner des silences étranges

Que percent les strideurs des Mondes et des Anges !

Les Ardennes donc, en l’an 20**, furent à nouveau le théâtre d’événements impensables qu’il eût pourtant fallu prévoir : l’émergence d’un Génie propre à susciter la Terreur.

-I-

Au commencement, ce ne fut pourtant qu’un simple entrefilet, dans la rubrique « faits divers » de La Meuse nouvelle.

Il se trouve qu’un bûcheron d’une trentaine d’années, considéré jusqu’alors comme arriéré, avait battu aux échecs un champion localement réputé, dans le cybercafé « Au Sanglier des Ardennes », qui faisait la réputation du petit bourg de Brethel.

Le vaincu, pourtant conseiller municipal, était rentré chez lui littéralement groggy, face à la foule de ses électeurs incrédules, cependant que le vainqueur, qu’on ne pouvait accuser de triche, avait médusé l’assistance. « N’était-ce pas lui, se rappelaient quelques uns, ce satané cancre sorti de l’école communale sans même avoir appris à lire ? »

Ce Scoop local attira l’attention du « Dir-com » de La Meuse nouvelle, Armand Fortich, qui en parla en haut lieu. Il y avait peut-être là matière à susciter du mystère, des enquêtes, des épisodes, des rebondissements durables, bref, un gisement potentiel de manne publicitaire pour qui saurait vendre des tranches d’insolite pimentées d’étrange. Mais il fallait d’abord en savoir davantage.

On téléphona. Il apparut que le conseiller municipal, atterré par sa défaite, bredouillait des paroles peu intelligibles et que le bûcheron, un certain Odon Laclairière qui habitait une masure en bois, n’avait ni portable ni téléphone fixe. À l’évidence, sa victoire cinglante devait moins à son génie qu’à la stupidité probable du notable vaincu. S’il était vrai qu’au royaume des aveugles, les borgnes sont rois, il allait de soi que dans la République des débiles, n’importe quel sujet doté d’un Q.I. passable pouvait passer pour surdoué. Le Dir-com en conclut qu’il valait mieux en rester là.

Une semaine passa. Juste le temps nécessaire à ce que l’affaire rejaillît.

L’Adjoint au maire avait en effet décidé de venger son collègue. Il affronta donc un soir notre bûcheron, qui était passé boire sa chope de bière rituelle, et subit en vingt minutes une déroute si cruelle, qu’elle le laissa pantois, hébété, abasourdi, méconnaissable, incapable de dire un mot lorsqu’il revint chez lui. Le Maire lui-même en fut si bouleversé qu’il envisagea de porter plainte, exigeant l’ouverture d’une enquête dénonçant quelque stratagème : « Il y a un pot aux roses, s’exclamait-il, il y a un pot aux roses ! ».

Cette fois, le Dir-com dépêcha à Brethel sa meilleure journaliste d’investigation, Sophie La Maigrette. La tenancière du bar, volubile et amusée, ne manquerait pas de lui livrer quelques informations banales qui, traitées avec fracas, passeraient sans peine pour des signes – et donc des preuves – de phénomènes paranormaux.

-II-

L’envoyée spéciale partit sur-le-champ. Elle enquêta implacablement, en véritable « pro » qu’elle était, amassant en un seul jour une foule d’indices prometteurs.

Voici la retranscription des notes de La Maigrette, première enquêtrice – et témoin malheureuse – de cette mystérieuse l’affaire :

« Brethel, 22 novembre.

Suis arrivée ce matin par le car qui m’a déposée à la Gare. Ai contacté aussitôt le Maire, qui a refusé de « parler aux médias ». Mais j’ai pu interroger Madame Dugras, gérante de l’hôtel où je vais dormir ce soir (le « Sanglier des Ardennes » est plutôt un troquet qu’un hôtel !), ainsi que l’Instituteur (retraité) qui eut le jeune Odon comme écolier.

Selon la gérante, qui l’a connu tout petit, « Dondon » (c’est son surnom) a 28 ans. Plutôt calme, du genre sauvage et peu dégourdi, il n’est heureux qu’au milieu des arbres et, tant que sa mère a vécu, on ne l’apercevait que très rarement au village. Il ne s’est vraiment montré qu’après le décès de celle-ci, en particulier les soirs où il passait prendre une soupe chaude (en hiver) ou une bière (en été). Odon causait peu, on ne lui adressait guère la parole, il passait pour analphabète, et notre chaleureuse tenancière avoue avoir été fort surprise lorsqu’elle le vit se mettre à lire, dans son coin familier (en retrait), parfois plus d’une heure durant. Il s’agirait donc d’un autodidacte. Peu après, elle s’étonna davantage encore de le surprendre en train de jouer aux dames… avec lui-même : il avançait une pièce, passait sur la chaise d’en face pour avancer le pion de son adversaire fictif, revenait jouer à sa place, et ainsi de suite. Bientôt, il devait se livrer au même manège avec un jeu d’échecs, et c’est alors qu’il fut invité à jouer par le champion du canton, qu’il mit aussitôt hors de combat. C’est tout ce qu’elle sait de sa vie. Elle se rappelle simplement qu’après chacune de ses victoires-éclairs, le visage d’Odon manifestait un éclat, une vivacité dans les yeux, une effervescence qu’on n’attendait pas de sa part. C’est tout. Au reste, une fois vainqueur, le cancre s’était aussitôt éclipsé.

J’ai ensuite rencontré l’Instituteur, un brave homme flatté de ce que je sois venue l’interviewer. Il se rappelle parfaitement le cas d’Odon. C’était, dit-il, un gamin assez terne dont le potentiel mental paraissait inhibé. À cinq ans, son intelligence semblait prometteuse. Il avait même, à six ou sept ans – croit-il se souvenir –, résolu un problème en lui appliquant la « règle de trois » avant de l’avoir apprise. Puis, ce fut la nuit, le silence buté, le refus de la lecture et de l’écriture, jusqu’au jour où sa mère obtint de le retirer de l’école (vers 14 ans) pour le faire travailler en forêt. Ce dont l’enseignant, il l’avoue, se sentit plutôt soulagé. “ Par la suite, je l’ai revu de temps à autre, m’a-t-il précisé. Il me saluait gravement. Quand on m’a dit qu’il lisait ou faisait semblant de lire, j’en ai douté. Et cependant, la dernière fois que je l’ai croisé, devant son œil devenu perçant et son visage malin, il m’a fait une impression si étrange que je me suis senti… tout bête. C’est bizarre, n’est-ce pas ? ”

Je soupçonne ce bon retraité d’en avoir rajouté un peu, histoire de s’expliquer après coup le « génie » méconnu de son ancien élève. J’en saurai bientôt davantage.

J’espérais interroger Odon Laclairière ce soir même, à sa table coutumière, mais il n’est pas venu. Ou plutôt si, il est venu, mais reparti aussi vite, après avoir été interpellé par un client du bar qui voulait absolument le provoquer aux échecs. « Oh, non ! » avait gémi Odon et, se levant brutalement, il s’était quasiment enfui dans la nuit. Selon Madame Dugras, il paraissait moins furieux que « paniqué », comme s’il luttait contre l’accès d’un état second, une crise d’épilepsie, ou l’on ne sait quoi. Encore une bizarrerie ! Je l’ai donc manqué de peu. Il me faut absolument trouver le fin mot de tout cela. Demain, de bonne heure, j’ai résolu d’aller lui rendre visite dans son cabanon. Et l’on verra ce qu’on verra… »

Le lendemain, en fin de matinée, quand Sophie La Maigrette parvint au journal pour y déposer les quelques notes dont on vient de prendre connaissance (et auxquelles elle n’avait rien ajouté), elle se trouvait dans un tel état de confusion mentale qu’il lui fallut prendre un congé immédiat pour burn out imprévu. On supposa qu’elle avait rencontré le génial bûcheron, et que, sans doute, elle avait pris le risque de jouer avec lui aux échecs, ou aux dames...

-III-

Armand Fortich fut consterné. Il téléphona au Maire de Brethel, qui ignorait ce qui s’était passé, et qui décida immédiatement, sans même en référer au Conseil municipal, de faire arrêter Odon Laclairière pour trouble à l’ordre public.

C’est peut-être justement ce que craignait Odon, la veille, en s’enfuyant de la taverne...

On ne s’étonna guère du tumulte créé par l’opération policière. Quel citoyen ne trouve légitime qu’on incarcère un surdoué dont l’exception dérange la vie des gens ? La masure d’Odon fut donc vite encerclée. L’homme, ahuri devant cinquante CRS sortis d’au moins six véhicules, se laissa menotter, bousculer, fourgonner, transbahuter sans résistance. La garde à vue dura toute la nuit, le commissaire ayant tenu à l’interroger lui-même, et sans ménagements.

Le lendemain à huit heures, Odon Laclairière franchit les portes de la prison en toute liberté. Il traversa le village assez rapidement, pour n’avoir pas à répondre aux questions déplacées, et disparut dans les bois.

C’est qu’il se passait au même moment d’étranges choses aux abords du commissariat, où venait d’arriver une ambulance, toutes sirènes déployées. Des plantons placides assistaient le Commissaire en personne alité sur une civière, lequel transpirait dans un état d’épuisement incompréhensible, et répétait à tout venant « Il m’a pris ma Reine… il m’a pris ma Reine !… », sans fournir la moindre explication de cette étrange dépossession.

Il fallut ces malheurs du Commissaire pour donner à l’incident sa dimension nationale. Autant les sphères gouvernementales, qui suivent de près l’imaginaire de l’Opinion, semblaient décidées à pourchasser, enfermer et réduire au silence le « malin » des Ardennes, autant les médias épris de transgression osèrent parler d’un génie « sans doute aussi admirable qu’effrayant », en se livrant aux espoirs les plus candides sur les lumières qu’il serait susceptible d’apporter à l’Humanité.

Des « pros du scoop » se mirent à déferler sur Brethel. Mais ils avaient beau fouiller les bois et les poubelles, Odon était insaisissable. De plus, les autorités censuraient toute information précise à son sujet. Des rumeurs laissaient entendre que plusieurs personnes ayant réussi à l’approcher, dans d’obscures conditions, seraient revenues aussi « timbrées » que le Commissaire ; certaines, affirmait-on, auraient échappé de justesse à l’inexplicable abêtissement qui frappait les interlocuteurs du génie des Ardennes. Mais c’était des on-dit, et l’on ne savait rien.

Faute de faits tangibles, la presse se perdit en conjectures.

D’abord, était-il si « intelligent » qu’on voulait bien le croire ? Il n’avait peut-être, comme le « joueur d’échecs » de Stefan Zweig, que mémorisé les plus célèbres parties de ce jeu, ce qui lui permettait d’abattre en quelques coups les petits champions locaux.

Certes, son niveau intellectuel avait fait un bond à la suite du décès de sa mère. Mais il suffisait d’un clin d’œil psychanalytique pour rendre compte de ce déclic tardif. Une mère surprotectrice, craignant l’émancipation d’un fils à l’esprit indomptable, avait sciemment inhibé sa croissance mentale en le vouant à l’existence hirsute d’un homme des bois. Sauf que celui-ci, soudain libéré de la captation maternelle, avait joyeusement rattrapé le temps perdu...

Mais cette séduisante hypothèse n’expliquait pas tout. Elle ne rendait nullement compte de l’état de confusion mentale des « victimes » du surdoué. Il fallait trouver autre chose. C’est alors que parut, dans un quotidien du soir, une Tribune libre de François Brune qui, ne connaissant comme d’habitude rien au problème, imagina néanmoins une solution qui fit aussitôt grand bruit. À qui profite le crime ? se demandait-il (c’était le titre de l’article). Et il se répondait : à celui qui ne domine l’esprit du perdant « que pour s’en emparer ! » En d’autres termes, si les partenaires d’Odon semblaient intellectuellement exsangues après la partie, c’est que leur perte sèche d’intelligence avait nourri pendant l’échange le génie du vainqueur. Ses victimes étaient des proies. D’où cette effrayante conclusion : « Nous avons peut-être tout bonnement affaire… à un ogre mental ! »

-IV-

Ce tragique « Euréka ! » stupéfia aussitôt le grand public, les intellectuels médiatiques, les publicitaires de renom, les psychologues experts et autres policiers de la pensée. Comment une hypothèse aussi simple n’avait-elle pas été forgée plus tôt ?

Mais la célébrité soudaine de Brune rendit jaloux ces mêmes professionnels médusés. Il fut ipso facto l’objet d’un questionnement digne des grandes heures de l’Inquisition : « Le génial Brune, pouvait-on lire, a échafaudé une hypothèse qui, en réalité, n’explique rien ! Que signifie l’expression « ogre mental » ? Comment peut-on scientifiquement établir qu’un sujet puisse s’emparer des facultés mentales d’un autre ? Voilà ce qu’il ne nous dit pas, et qu’il ne peut pas rationnellement nous dire ! S’il semble exister quelque mystère, celui-ci reste entier, et ce n’est pas un faiseur de mots, un rhéteur aussi habile soit-il, qui nous l’éclaircira ! »

Pareille attaque, suivie d’autres de même acabit, obligèrent l’auteur, dont on ignorait la solide formation scientifique, à clarifier ses vues et à en amplifier la cohérence. Ce qui eut lieu au cours d’un entretien télévisé, début décembre, dont l’audience devait pulvériser les records du Téléthon et du Mondial.

« Il faut partir, déclara Brune, d’une expérience que nous faisons tous, un jour ou l’autre, lorsque nous croisons une personne d’intelligence supérieure – j’entends supérieure à la nôtre. Si l’on éprouve parfois la joie de s’élever dans la compréhension des choses (non sans gratitude envers l’esprit qui nous éclaire), on éprouve le plus souvent, l’impression d’avoir été jusque-là stupide. On frise le degré zéro de l’encéphalogramme plat… comme si cet interlocuteur doué nous vidait de toute aptitude à penser. Ne pressentons-nous pas son ivresse secrète, sa jouissance feutrée de prédateur mental ? C’est ainsi qu’en situation dominatrice, chacun mesure la distance qui le sépare d’un plus débile que soi, avec la même inavouable délectation sadique. Bref, au pur niveau de l’intellect, c’est encore la loi de la jungle qui règne, quand la relation dominant-dominé se mue en rapport prédateur-prédaté.

— Oui, mais concrètement ? interrogea le journaliste de service.

— Eh bien, dans l’affaire qui nous occupe, c’est cette banale expérience qui se déroule, mais à un degré extrêmement élevé. Elle se produit, notons-le, au jeu d’échecs, dans une situation où chacun des esprits en compétition, très concentré, libère la plus dense énergie mentale dont il est capable pour faire plier le cerveau adverse… tout en s’offrant à l’emprise de l’autre dans la mesure même où il tente de le saisir.

— Certes, reprit le journaliste de service, mais comment cela se produit-il concrètement ?

— Le plus naturellement du monde, si l’on s’en réfère à la mécanique des ondes et des échanges électro-magnétiques. Tout phénomène psychique repose, on le sait, sur un substrat de radiations physiques. Ainsi, quand deux cerveaux interagissent, l’activité cérébrale de l’un stimule celle de l’autre, qui à son tour « répond » par une décharge neuronale qui surexcite le premier, lequel se sent jubiler (sans doute en raison des endorphines qu’il secrète pour soutenir l’insoutenable sidération d’un tel face à face), jusqu’à ce que l’un des deux « craque ». Le problème, pour le vainqueur, qui dans cette lutte épuise le cerveau d’autrui pour doper le sien, c’est qu’il s’accoutume à cette drogue. Il a de plus en plus besoin de renouveler sa provisoire euphorie, en se procurant de nouvelles doses de fluide mental. Il est « accro », c’est évident.

— Comment cela ? Voulez-vous dire que ses agressions vont devoir se poursuivre ? Nous ne serions qu’au début d’une prédation en série ?

— C’est mon hypothèse. Le jeune Odon Laclairière est emporté par un vertige pulsionnel qui s’impose à lui par une sorte d’atavisme dont il vient peut-être d’avoir soudainement conscience. N’a-t-il pas tenté d’échapper à cette monstrueuse logique, en fuyant la taverne où un client voulait le provoquer ?

Monstrueuse, dites-vous ? Vous en parlez comme d’un monstre ?!

— Oui, un monstre d’intelligence. Or, un monstre, fût-il monstre d’intelligence, ne connaît comme tous les monstres qu’une loi : celle de sa propre croissance, qui l’oblige à se nourrir de la sève d’autrui.

— Mais alors, mais alors, comment enrayer cette mécanique ?

— Je l’ignore. Ce qui est sûr, c’est que nous avons affaire à forte partie. L’homme doit avoir de redoutables défenses. Pas seulement la faculté de « vider » de leur cervelle les plus malins de ses poursuivants, même policiers, mais encore, selon toute probabilité, de se faire aider et protéger par ses propres victimes.

— Quoi ? Ses victimes deviendraient ses complices ?

— Pas toutes, mais nombre d’entre elles. Ignorez-vous l’existence du « syndrome de Stockholm », ce fameux amour de la victime pour son bourreau ? Eh bien je crois qu’on l’appellera bientôt « syndrome de Brethel ». Je vous l’ai dit : devant l’éclat du génie, on peut être béat d’admiration et, perdant tout esprit critique, lui vouer un culte sans réserve. Il n’est donc pas impossible que, tout en les abêtissant, le génie des Ardennes fasse de ses proies des alliés, des affidés d’autant plus fidèles que résolument débiles.

— Mais c’est horrible !

— En effet. »

Un grand frisson parcourut les masses qui assistaient à cet entretien, bientôt diffusé en boucle par toutes leurs chaînes. Les responsables de la police en furent eux-mêmes affolés. Des éditorialistes louèrent le courage de François Brune qui, en déjouant publiquement la stratégie perverse du génie des Ardennes, prenait le risque de représailles immédiates. Les autorités lui proposèrent d’ailleurs la protection de plusieurs gardes du corps, offre qu’il déclina par ces propos vertigineux : « Odon ne peut être neutralisé que par une Intelligence supérieure à la sienne. Or, ses prélèvements successifs doivent avoir déjà porté son génie à des sommets inaccessibles. Ni l’armée, ni la police ne pourront se mesurer à lui. »

-V-

Cependant que les médias glosaient avec effroi ces prédictions, le génie des Ardennes demeura introuvable. Et quand bien même on l’eût localisé et pris d’assaut, toute la question était de savoir comment l’empêcher de « vider » ses gardiens de leurs excès de Q.I. Ce qu’on redoutait par dessus tout, c’est qu’il n’eût plus besoin de jouer aux échecs pour abêtir autrui : un vif regard de ses yeux mobiles devrait lui suffire pour, simultanément, sonder l’état mental de ses adversaires, saisir la longueur d’onde propice à l’interconnexion, et puiser jusqu’à la dernière goutte leurs réserves de fluide neuronal.

Contre toute logique pourtant, le ministre de l’Intérieur, qui voulait à tout prix que sa cote remontât avant les sondages de Noël, décida de faire ratisser par ses gendarmes les environs montagneux et boisés de Brethel.

L’opération fut menée tambour battant, avec le concours d’hélicoptères, de parachutistes, et de caméras prêtées par les chaînes de télévision.

Et soudain, la bonne nouvelle éclata, après moins de quarante huit heures de ratissage héroïque : on avait enfin mis la main sur Odon, lequel était bêtement (?) revenu, la nuit, chercher on ne savait quoi dans la demeure maternelle.

Chose étrange, il semblait avoir repris l’aspect du cancre buté qu’on avait toujours connu. On ironisa aussitôt sur les sombres prophéties de F. Brune, que disqualifiait ce succès militaire. Et le gouvernement s’apprêtait à faire une communication télévisuelle pour célébrer l’événement et rassurer le public, lorsqu’on apprit qu’un préfet des Ardennes, circulant dans les bois de Brethel, avait subi la loi de l’ogre mental !

Il fallut se rendre à l’évidence : l’arrestation du génie n’avait été qu’une fausse nouvelle ! Les autorités avaient été abusées par l’étrange ressemblance du prisonnier avec certaines photos d’Odon. Et pour cause : cet homme, passé au service d’Odon après en avoir été la proie, s’était si vite identifié au maître qu’il en avait mimé la silhouette et la physionomie. Dans la foulée, la police retrouva d’autres « clones » du génie des Ardennes, autant d’affidés du désormais « gourou Odon » qui refusaient de répondre à quelque question que ce soit, et avaient visiblement servi d’appâts pour égarer les chercheurs.

Les analyses de Brune se révélaient donc, en vérité, d’une stupéfiante justesse. Pressé de toute part d’annoncer ce qui allait suivre, celui-ci ne cessa d’affiner ses thèses par oral et par écrit, jusqu’à ce qu’il livrât sa conviction profonde – absolument terrifiante – dans l’article intitulé Le Vampire de l’intelligence. En qualifiant Odon d’ogre mental, il avait laissé croire que l’incarcération ou l’élimination de l’ennemi public n°1 suffirait à traiter définitivement la question. Mais cette fois, en osant le terme de « vampire », Brune suggéra sans sourciller que le drame des Ardennes n’allait pas rester isolé. « La morsure d’un vampire, rappela-t-il, fait toujours de sa victime un nouveau vampire en puissance. » Il en était fatalement de même des sujets abêtis, c’est-à-dire cérébralement mordus par le monstre des Ardennes. « Après un temps d’incubation de quelques années ou de quelques décennies, conclut Brune, ils vont se muer en individus de génie vampirisant leur entourage, non sans tenter d’abord de se cannibaliser les uns les autres. C’est leur forme d’amour. »

( lien vers la 2ème partie )

F.B.H.


* Extrait de Youm, le cheval qui lisait avec ses narines et autres histoires dissidentes (disponible sur ce site)


( nouvelle précédente : Un Aller-Retour en Métropolitain )