AFBH-Éditions de Beaugies 
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Nouvelle 6 - Fable extraite de L'Arbre migrateur

L'Aveu tu*


Mon ami John a un problème. Il s’en est ouvert l’autre soir, tandis que nous parlions au coin du feu.

— Je suis amoureux, dit-il, et je n’arrive pas à déclarer ma flamme.

— Ta « flamme » ?

Je faillis ironiser sur ce langage désuet, et lui faire remarquer que les bûches, qui sous nos yeux rayonnaient de tendresse, ne souffraient pas de cet ennui. Mais c’eût été manquer à mon devoir d’écoute, alors qu’il paraissait profondément troublé.

— Comment cela ? repris-je.

Il me regarda étrangement, hésitant à parler, comme s’il eût été hanté par un autre lui-même. Puis il me fit cette terrible confidence :

— Voici trois fois que, me trouvant tout près de Jeanne, j’étais sur le point de lui dire « je t’aime », quand j’en fus empêché par une voix intérieure qui me soufflait, d’un ton menaçant : Ne dites pas cela !

— Qui te « soufflait » ?

— Tout à fait ! En vérité, poursuivit-il, ce fut d’abord un rire paralysant, puis un ululement intempestif, puis cet interdit bizarre que je crus entendre.

Il se tut.

— Et j’imagine que ton amoureuse en fut fort chagrinée ?

— Horrible ! gémit-il. À chaque fois, je la vis s’écarter de moi et me toiser avec une sorte d’étonnement soupçonneux, comme si j’eusse été un antique célibataire égaré dans notre époque, incapable de saisir la chance de ma vie !

— C’est-à-dire, de la saisir au moment où elle s’offrait ?

— Tu plaisantes ?

— Pas vraiment. Car faut-il, de nos jours, passer par la déclaration ?

— Il paraît que c’est de plus en plus « tendance ». On dit que la demande en mariage est elle-même redevenue à la mode. Alors l’aveu s’impose…

— Soit, mais avant ou après ? Il me semble qu’aujourd’hui on ne dit plus l’amour qu’après l’avoir fait, histoire de vérifier ce qu’il en reste avant d’aller plus loin.

— Oh, je vois que tu te moques, fit-il, d’un ton navré.

Je n’en revenais pas de le sentir à ce point malheureux. Était-il vraiment en proie à des hallucinations ? À un dédoublement de personnalité ? Quelle était cette voix qui le troublait ?

Je pris alors sa peine aussi sérieusement que possible :

— Qui se permet d’intervenir ainsi dans ta vie privée ?

Sa réponse me stupéfia :

— Raymond Devos !

Je ne pus m’empêcher de rire :

— Mais il est mort !

Il se tourna vers moi :

— C’est bien le problème ! Je ne voulais pas y croire. À vrai dire, j’ai d’abord eu l’impression qu’il s’agissait de l’intervention d’un éminent linguiste (j’entends encore le mot « linguiste » se prolonger en échos dans mon cauchemar - « gouiste, gouiste, gouiste » - comme pour se moquer de moi). Puis, j’ai eu la conviction que la voix qui troublait mon for intérieur était celle d’un acteur comique, peut-être celle de Louis de Funès, mais ce n’était pas son timbre. Des images me sont alors revenues et, soudain, l’accent de cette la voix jaillit en moi sans contestation possible : c’était Raymond Devos ! Tel qu’en lui-même. Tant et si bien que, la nuit dernière…

— La nuit dernière ?

— J’en ai eu la confirmation !

— Il t’est apparu ?

— OUI ! Quasiment ! et pas seulement à moi ! Je m’agitais dans un sommeil plein de rêves cauchemardesques. J’étais en train de bredouiller à Jeanne « Je t’, je t’ai, je… » lorsque, tout à coup, un rideau s’est ouvert devant moi, j’étais dans le public au premier rang, et Devos en personne nous jouait un ultime sketch de sa façon : « Ne dites jamais cela ! »

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« Mesdames et Messieurs,

Ne dites jamais CELA !

Et s’il vous est arrivé de le dire, sachez que c’est la plus stupide et la plus dangereuse des déclarations : car l’on ne sait pas ce que l’on dit en le disant !

Mais que faut-il ne pas dire, me direz-vous ???

Eh bien, ne jamais dire JE T’AIME ! Et quoique je vous le dise, je vous annonce que je ne vous le dirai pas : et même si je vous aimais, je ne vous dirais pas je t’aime !

J’ai dit. »

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Là-dessus, le public partit d’un grand éclat de rire. Et moi, submergé par cette vague, j’étais cloué sur mon siège, certain que Devos parlait pour moi, rien que pour moi, tout en me fixant intensément du regard. Mais l’animal reprit aussitôt le fil de son discours…

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« Car enfin, quand on dit je t’aime, sait-on qui est « JE » ? Vous le savez, vous ? Moi pas. Certains disent : « moi c’est moi » ; « lui c’est lui ». C’est trop facile, Mesdames et Messieurs ! Ce sont des tautologies, figurez-vous, et moi, je suis contre. J’appelle à un sursaut des consciences contre l’oppression des tautologies !!

Car « Je », Mesdames et Messieurs, ce n’est pas « je ». C’est un autre ! Hé oui. Rimbaud l’a dit. Alors, si dire « je t’aime » c’est dire « je suis un autre qui t’aime », que voulez-vous qu’elle comprenne, l’autre ?? — ou du moins ce « je » de l’autre qui est un autre « je »… Ne riez pas, ne riez pas, il N’Y A PAS DE QUOI RIRE !

Prenons un exemple, Mesdames et Messieurs ! Supposons que je déclare à une personne, quelle qu’elle soit : « À seize ans, je croyais à l’amour ». Un bon exemple, hein ? Car, en disant cela, quel est exactement le « je » que cette parole met en scène, je vous le demande ? Vous hésitez ? Eh bien, permettez-moi de vous le dire : dans cet énoncé, il y a trois « je » ! Il y a d’abord le « je » adolescent » que j’étais à 16 ans. Il y a ensuite celui qui ne l’est plus, et qui se souvient avec une certaine nostalgie d’avoir cru à l’amour. Et le troisième, ce troisième « je », eh bien, c’est l’opérateur grammatical qui me fait croire que « je » existe, c’est moi en tant que locuteur, qui utilise la première personne du singulier pour relier le « moi » que je fus au « moi » que je suis devenu ! Vous imaginez ? Mon « moi » cumule trois « moi » en un !!! Le père, le fils et le saint esprit : je suis la Trinité ! C’est pour cela qu’il m’est arrivé de dire : souvent, on se prend pour quelqu’un, alors qu’en fait, on est plusieurs…

Alors, Mesdames et Messieurs, lorsque vous êtes sur le point de prendre dans vos bras la personne aimée, la moindre des précautions n’est-elle pas de vous interroger sur la vraie nature de ce « je » qui prétend dire « je t’aime » ? S’agit-il du « je » qui sent l’amour, du « je » qui croit le sentir, ou de celui qui le déclare ? S’agit-il du « je » de votre corps saisi quelque part de la pointe du désir, ou du « je » du cœur qui s’engage pour toujours sentimentalement, à supposer que le mental ne mente pas ? Hein, pouvez-vous me le dire ? Quelle confusion !! Qui donc en vous est celui qui ose dire « JE » ? Il serait tout de même temps à votre âge, et quel que soit cet âge, de vous poser la question !!!

Mais ce n’est pas tout ! Le verbe « aimer », dites-moi, ça vous paraît évident ? Je vous prie de bien vouloir m’excuser, Mesdames et Messieurs, mais voilà un mot qui vaut son pesant d’ambiguïtés ! Pour ma part, si je vous dis que j’aime Dieu, ma femme et les pommes de terre frites, vous allez vite douter de mes amours ! D’autant que ce que je ressens dépend de l’ambiance et de l’heure où je l’éprouve : selon que je suis dans une église, dans une soirée dansante ou un restaurant trois étoiles, la nature de mes amours varie étrangement! Vous voyez comme il faut se méfier de ce qu’on déclare ? Certains mentent par omission, d’autres par surabondance, il n’y a donc rien de plus trompeur que de conjuguer le verbe aimer ! Ne dites jamais… Excusez-moi, j’ai cru entendre une dame qui a l’air d’en rire... mais en réalité, c’est TRAGIQUE, Mesdames et Messieurs !

Et « toi » ? Enfin, « vous » ? Je veux dire : l’être à qui je dis « tu », qui est-il ? Qui donc es-tu, toi que je tutoie ? Et qui parfois me dit « Tais-toi ! ». Qui c’est, « Toi » ? Es-tu vraiment toi, Marguerite ? ou Héloïse ? qui donc es-tu toi que je tutoie en prétendant que « je t’aime ». T’es « te » ? C’est mince. T’es « té apostrophe » ? C’est encore plus mince ! Qui c’est « tu », qui c’est « te » qui c’est « t apostrophe» ? Y avez-vous RÉELLEMENT réfléchi, Mesdames et Messieurs ?

Donc, soyons précis. Mesdames et Messieurs, je vous demande une petite minute d’attention. J’ai déjà bien du mal à cerner ce « moi » que je crois intérieur, mais alors, que dire de ce « toi » qui est là, dans mes bras ? Est-ce ce corps qui frémit ou qui ne frémit pas ? Est-ce cette silhouette, cette voix mélodieuse ? Est-ce ce cœur qui bat, et qui rêve, et dans le for intérieur duquel je ne suis pas encore entré, bien qu’ayant maintes fois frappé à la porte ? Est-ce ce corps ravissant qui danse, en cet instant, dans cette soirée, ou est-ce cette personne qui a déjà vingt ans de vie, d’expérience et de rêves, de joies et de souffrances, de bonté peut-être, de perversités aimables et d’espérances diverses ? Qui c’est, « te » ? « Moi », je me connais de l’intérieur, mais elle ? Je ne puis la connaître et la sentir que de l’extérieur, à travers des apparences toujours partielles, et donc nécessairement trompeuses.

Alors, résumons-nous : ce « je » (que je me crois) prétend dire « aimer » (sans savoir ce que cela veut dire) un « toi » dont j’ignore absolument quel être il est ??? Mais c’est de la folie, Mesdames et Messieurs !!! On ne PEUT PAS dire « je t’aime  ! C’est imprudent, c’est délirant, c’est fou, c’est criminel !

Mais alors, mais alors, mais alors, allez-vous me dire : que faut-il dire ? Et d’abord, faut-il dire ? Et si l’on a résolu de dire, comment s’y prendre Mesdames et Messieurs, et surtout vous, Messieurs, comment pourrez-vous déclarer ce qui est proprement INDICIBLE ?

Eh bien, devant cette angoissante question, je ne vous abandonnerai pas. Je ne resterai pas muet. J‘ai en effet deux solutions à vous proposer. La première et la seconde. L’une est orale, l’autre est écrite. Suivez-moi bien. »

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Il se fit alors un grand silence. Je m’épongeais le front, comme si la transpiration de R. Devos poursuivant son délire avait été contagieuse. Le public était suspendu aux lèvres violacées du génial comique, tandis que j’espérais moi-même quelques indices me permettant de résoudre mon problème intime. J’eus même l’impression que baissant la voix de façon à n’être entendu que de moi, Devos avait murmuré « Je pense à toi, mon petit Johnny ». Il fit alors quelques pas vers le devant de la scène et, mimant la position d’un danseur tenant une jeune fille dans les bras, se mit à lui chuchoter tendrement les seuls mots qu’il se crut autorisé balbutier…

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« Par cette chaude soirée, en ce moment précis où les lumières baissent et la musique s’accroît, et où le « je » qu’il me semble être ici voudrait prendre la parole pour énoncer ce qu’il croit sentir, j’aimerais communiquer à la personne pensante et dansante que « tu »… enfin la personne qui, se trouvant là devant moi, me paraît pouvoir être qualifiée du pronom « Tu », pour lui signifier qu’il n’est pas impossible que j’éprouve… enfin, en ce moment en tout cas, quelque chose qui, en vérité, est souvent davantage un programme qu’un aveu, mais que l’on nomme en général du mot de… enfin, on va dire, t’avouer que, enfin que…

Comment, « ELLE EST PARTIE » ?

QUI A DIT CELA ???

Mesdames et Messieurs, j’allais trouver enfin les mots pour le dire, et j’ai entendu dans le public un spectateur impoli dire à son voisin : « Il y a longtemps qu’elle est partie se jeter dans les bras d’un autre ! » C’est intolérable ! Qu’est-ce que c’est que cet antiféminisme primaire ? La femme n’a-t-elle pas le droit à l’expression de l’amour ?? Faut-il tous nous jeter les uns sur les autres sans un mot d’explication ?

Ah, vraiment, vraiment, Mesdames et Messieurs, si cette première tentative vous paraît vouée à l’échec, je suis dans l’obligation, de vous faire connaître ma seconde proposition. Celle qui pose que l’amour n’est jamais à déclarer, mais seulement à interroger, celle qui devrait emporter tous les suffrages ! comment cela ? Vous allez le savoir. Mais pour cela, j’ai besoin d’un feutre et d’un tableau blanc !

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Alors, je vis Raymond Devos, un feutre à la main, tourner le dos au public et tracer lentement, au bas du tableau qu’on lui avait procuré, des mots que sa corpulence cachait intentionnellement. Puis, d’un geste plus large, il sembla dessiner deux silhouettes se faisant face. Puis, il griffonna de plus en plus vite des traits invisibles, comme s’il reproduisait les mouvements d’une main qui s’agitait, si bien que, quoiqu’on ne vît rien de précis, on avait l’impression d’une séquence de dessin animé dans lequel l’un des personnages tâtait alternativement sa propre poitrine et celle de la personne qui lui faisait face, dans une sorte de va-et-vient évoquant ce fameux langage des signes qu’on tente parfois d’apprendre aux singes.

Et lorsque soudain, comme par enchantement, notre génial comique s’effaça du tableau pour nous en dévoiler le message, le public médusé put lire la légende que voici :

TARZAN ???

JANE ???

AIMER ???


F.B.H.


* Extrait de L’Arbre migrateur et autres fables à contretemps (disponible sur ce site)


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