— Ainsi, dit l’éditeur à son auteur favori – l’un des meilleurs de sa génération, vous avez une idée de personnage ?
— Oui, dit l’écrivain. Un personnage satisfait de lui-même, assureur de profession. Une sorte de Monsieur Perrichon en voyage ou en goguette, mais que je nomme Pignon, en hommage au héros du Dîner de cons.
— Et alors ?
— Georges Pignon, éprouvant le besoin de se changer les idées, part une semaine à Combloux pour y contempler le Mont Blanc.
— Original. Et que lui arrive-t-il ?
— Une chose étrange. Après une nuit agitée, due sans doute aux dérangements du voyage, il se précipite sur le balcon : le Mont Blanc a disparu !
— Énorme ! Et alors ?
— Il suffoque, alarmant son épouse qui défaisait les valises : « — Ah, ça, c’est un peu fort ! — Quoi donc, mon chéri ? — Y a plus de Mont Blanc ! Ils l’ont supprimé ! Et sans nous prévenir ! »
— Et elle lui dit : « C’est impossible ! »
— Comment le savez-vous ? Elle vérifie en effet, et à son tour s’exclame : « Je n’en crois pas mes yeux ! »
— Original. Et comment réagit Pignon ?
— En pragmatique qui ne se laisse pas démonter, il décide aussitôt de positiver : « Puisque c’est comme cela, s’écrie-t-il, nous allons nous faire rembourser ! »
— Énorme ! Il ne s’interroge pas sur le phénomène ?
— Quel phénomène ?
— L’évasion du Mont Blanc !
— C’est un point de détail. Nous en reparlerons.
— Tout de même ! ?
— Et d’ailleurs, qu’est-ce qui vous dit qu’il s’agit d’une « évasion » ? Pignon n’est pas fou. Il regarde les choses en face, notamment lorsqu’elles disparaissent. Il a payé pour voir le Mont Blanc, le paysage ne correspond pas aux termes du contrat, il proteste. Et il entraîne aussitôt sa moitié à sa suite : direction « l’Office du tourisme ».
— Pour se faire rembourser ?
— Et comment ! Il croit se souvenir qu’on lui a vendu ce séjour une peu vite. Il maugrée, se reprochant d’avoir négligé de lire les conditions écrites en tout petit, au bas du contrat. Il rage : il aurait dû imposer une clause « d’obligation de résultat panoramique » ! Plus il descend vers l’Office, plus la colère monte en lui. Ça ne se passera pas comme ça !
— Et son épouse, le suit à deux mètres ?
— Cela va de soi. Liliane – c’est son prénom – essaie vaguement de le retenir. Plus réaliste encore que son époux épique, elle se demande s’ils ne sont pas victimes d’une illusion d’optique. Timidement, elle interroge les passants en pointant le doigt vers le ciel : « Il… n’est plus là ? ». Mais elle n’obtient que des réponses évasives : « Vous n’étiez pas au courant ? », « C’est triste, mais c’est comme cela ! », « Il faut s’adapter », « Certains apprécient la perspective »… Ce qui décuple la rage de Pignon.
— On le comprend. Et qu’y a-t-il donc à la place du Mont Blanc ?
— Ce qu’il y a dans ce vide apparent, nul ne saurait le dire. En revanche, ce que l’œil découvre, vous l’imaginez sans peine. Dans la brèche ouverte par l’ablation du Mont, le regard qui s’enfonce admire d’abord les délices ensoleillés du Val d’Aoste, puis la vaste plaine du Pô que couvrent de légères brumes et, se fondant à l’air marin dans l’horizon grandiose, les scintillements lointains du Carnaval de Venise.
— Magnifique, je voudrais y être !
— Cependant, Pignon interroge l’hôtesse en frappant du poing sur la table de presse. « Je suis dans mon droit », répète-t-il. Elle acquiesce à sa fureur, l’assure qu’en effet il est dans son bon droit. Et d’une voix suave, avec un large sourire désarmant, elle lui déclare qu’elle comprend sa détresse, mais qu’il n’est pas le seul à être dans son bon droit, qu’il s’agit à l’évidence d’un dysfonctionnement de courte durée – le fruit probable d’une délocalisation erratique, qu’il aurait été avisé de mettre à jour ses informations avant de prendre le départ, et qu’en tout état de cause, le panorama saisissant qui s’offre à ses yeux sur la merveilleuse Italie devrait largement compenser.
— Et que répond-il ?
— Rien. Que répondriez-vous vous-même ? Il ouvre de grands yeux, il est tenté de s’asseoir, il se tourne vers sa femme qui ne dit mot. « D’autant plus, précise l’hôtesse, plus accueillante que jamais, que vous pouvez encore visionner le Mont Blanc en temps réel : il vous suffit de vous brancher sur les nombreuses longues-vues, toujours braquées sur la montagne absente, dont la Municipalité a parsemé le village et ses environs… »
— Qu’est-ce à dire ?
— Il s’agit d’une récente innovation qui offre aux amateurs, par temps couvert, de contempler la montagne vivante avec nuages qui passent, couronne de brouillards et/ou glaciers resplendissants.
— On voit le Mont Blanc qui n’y est plus ???
— Parfaitement. Mais il s’agit d’un film. Une bande annonce de dix minutes, de quoi calmer le touriste frustré.
— Bravo ! Voilà Pignon rassuré. Il éclate de joie !
— Pas tout à fait. Il estime gravement qu’on lui cache quelque chose. « Il y a là un mystère qui n’en est pas un. Je ne m’en laisserai pas conter. Je veux une explication concrète de ce qui se passe ici ! » Et prenant l’adresse de l’Hôtel de ville, il décide d’en référer au Maire en personne.
— Tout Pignon qu’il est, ne pourrait-il pas tenter de réfléchir par lui-même à l’étrangeté de la situation ? N’a-t-il pas eu des indices, des éléments factuels lui annonçant cette… mutation ?
— Bien évidemment, puisque vous m’y faites penser. En arrivant la veille, à la nuit tombante, il a plus ou moins observé, dans une confusion d’ombres et de lueurs, des mouvements de locomotives, des luisances d’énormes rails se perdant dans le crépuscule, le tout accompagné de bruits de roulements à la fois continus et chaotiques. Liliane croit avoir également vu des grues suspendues dans les airs, et des amas de roches servant d’ancrages à d’immenses montgolfières. L’un et l’autre se souviennent d’avoir eu leur sommeil troublé par ce qui semblait des explosions de dynamite jaillies par intervalles de cet obscur chantier.
— En d’autres termes ?
— Tout est possible. Il n’est pas interdit d’imaginer que des ingénieurs audacieux, épris de techno-sciences, aient entrepris de chausser le Mont Blanc de roues géantes, pour ensuite le faire rouler sur un vaste écheveau de rails. Des explosifs auraient servi de poussée initiale pour ébranler le convoi vers une destination inconnue, à la faveur de la nuit, histoire de mettre les opposants devant le fait accompli. Telles sont peut-être les songeries qui traversent et brouillent le cerveau de Pignon marchant vers la Mairie, et remâchant ses récriminations.
— Après tout, l’hypothèse n’est pas irréaliste. Et l’on se réjouit de savoir que Pignon pense !
— En fait, Pignon est trop réaliste pour « penser », je veux dire voir le monde autrement qu’il ne paraît. À moins d’appeler « pensées » les bribes de mots qui agitent convulsivement ses lèvres. Pour l’instant, il marche, il transpire bruyamment, gravit le perron de la Mairie, force le passage et parvient enfin sur le palier de la vaste pièce où sont réunis par hasard, autour du Maire, le Préfet, quelques élus, et nombre d’experts…
— En géologie ?
— Pas du tout : en marketing !
— Quel rapport ?
— Il suffit de noter ce que Pignon vient d’entendre, juste avant de pousser la porte à double battant. Dans un ronronnement de voix graves, peu audibles, il a perçu un certain nombre d’expressions fétiches qui semblaient faire l’unanimité. Je cite : « Barrières montagneuses pareilles à des barres d’HLM… fidéliser la clientèle touristique… infinie variété du paysage latin… flux tendu… trop de freins à la libre circulation… archaïsme des frontières transalpines… tunnels saturés… aplanir les obstacles en Europe… nouvelles perspectives… TGV… autoroutes… »
— Tout un programme ! Voulez-vous dire que…
— Attendez la suite. Ce charabia, qui suscite à peine un haut-le-cœur de Pignon essoufflé, ne saurait freiner l’élan d’un homme dans son bon droit. Il entre donc en coup de vent, se fige devant le silence qu’il déclenche, et voit se tourner lentement vers lui une double rangée de têtes qui se faisaient face de part et d’autre d’une table oblongue, comme les deux rives d’un fleuve sans fin. Tous ces visages ne paraissent avoir qu’un seul regard qui lui signifie cordialement mais fermement : « Tu es de trop, mon ami. »
— Alors, il peste, il prend la parole, il hurle ?
— Pas du tout. Au comble de la stupéfaction, il sort de la salle à reculons, quoique dans son bon droit, il trébuche dans son bon droit sur le palier, et se casse la figure – toujours dans son bon droit – en descendant l’escalier. Il comprend enfin qu’un humble citoyen qui ose protester n’est plus dans son droit, quand bien même il demeure dans son bon droit.
— Vous laissez donc clairement entendre que, pour faire des économies d’échelles et faciliter les transactions commerciales, l’Union européenne a entrepris de déblayer l’Europe des montagnes qui nuisent à la libre circulation des produits et des gens ?
— Pas le moins du monde. Je raconte, c’est tout. Vous auriez tort de prendre à la lettre les perceptions confuses d’un voyageur qui peut-être invente au fur et à mesure qu’il s’affole. Dans notre monde, rien n’est jamais sûr. Le monde lui-même n’est sans doute qu’une hypothèse. Tout est possible, dans le Réel. Tout est réel, dans le Possible. Peut-être a-t-on arasé un Mont qui freinait les échanges. Peut-être le Conseil municipal d’une ville qui tirait ses ressources du tourisme alpin cherche-t-il simplement, devant l’inexplicable fait du Mont Blanc disparu, à reconvertir l’objet de son commerce. Peut-être a-t-on décidé de préserver la montagne de la pollution des visiteurs, en la transplantant dans un abri secret. Peut-être l’a-t-on fait par chemin de fer, peut-être par le moyen de méga-montgolfières. Quoi qu’il en soit, les fanatiques de la Technoscience nous prouvent, une fois de plus, qu’il suffit d’avoir la foi pour déplacer les montagnes.
— Vous plaisantez ?
— Je dis simplement qu’il faut se méfier de toute conclusion hâtive. Seule une enquête pourra établir ce qu’il en est. Et pour ouvrir l’enquête, encore faut-il s’assurer de la suite de l’histoire.
— Où en sommes-nous ?
— Pignon suffoque. Échoué au bas de l’escalier de l’Hôtel de Ville où discutent ces Messieurs de l’Administration, il voit son épouse arriver et se pencher vers lui. Elle écarte tendrement sa chemise pour qu’il puisse respirer, elle éponge les gouttelettes de son front avec un vaste voile de type islamique, dont les dimensions peuvent faire penser au Saint Suaire...
— De Turin ?
— C’est vous qui le dites ! En tout cas, le miracle ne tarde pas. Pignon respire, reprend ses esprits, puis, se tenant le cœur à deux mains, se relève, titube, et marche enfin au bras de Liliane. Le temps de la colère a passé, celui de la réflexion commence. Tandis qu’il remonte lentement vers le chalet, appuyé sur sa moitié, il lui vient tout à coup une question qui n’a fait que nous effleurer jusqu’ici : si le Mont Blanc a disparu, où donc est-il celé ? Il n’a pas pu passer inaperçu ! Le seul moyen d’éclairer le mystère de son déplacement, c’est de reconnaître les lieux où il doit désormais se trouver, maintenant qu’il n’est plus devant nous. Il va de soi qu’aucun sursaut tellurique ne l’a envoyé sur la Lune ni catapulté dans la Méditerranée. « Nous ne sommes pas dans un monde de science-fiction », se dit avec bon sens Pignon. Il s’agit avant tout d’observer : « Nous allons examiner systématiquement les environs », annonce Georges à Liliane, en sortant de son gousset la loupe qui ne le quitte jamais lors de ses excursions.
— J’eusse choisi de préférence une longue vue.
— Sans doute, mais vous le savez : toutes les longues vues disponibles sur place sont truquées afin qu’on y perçoive le Mont Blanc. Le détective Pignon en est réduit à prendre sa raison par le bon bout. « Et d’abord, dit-il en entrant dans le chalet, commençons par écouter les Infos. »
— Logique, dans un monde où les nouvelles précèdent fréquemment les événements qu’elles relatent.
— Il ouvre la radio, il en augmente le volume. Et qu’entend-il ? RIEN !
— Rien ?
— Rien. Tout se passe comme si une hallucination collective avait sidéré la population locale. Il vérifie en jetant un œil par la fenêtre : la montagne n’est toujours pas revenue. Il réécoute le flash du quart d’heure suivant. Rien. À l’ablation du Mont Blanc répond, comme par hasard, le black out des infos. Et toujours, à perte de vue depuis son balcon panoramique, l’insipide plaine du Pô ouvrant la voie sur les Antiquités romaines. Alors, Georges Pignon s’exclame, d’une voix qui effraie son épouse : « Nous avons affaire à une conspiration des médias ! » Il reprend : « Les politiciens et les journalistes sont de mèche ! » Et encore : « L’Europe détruit ses montagnes, et le peuple n’en sait rien ! »
— Je trouve qu’il y a quelque chose de beau et de digne dans la protestation de Pignon. Ce n’est plus simplement un petit bourgeois falot : il devient le héros d’une noble cause.
— En effet. Car le voici décidé à poursuivre seul une quête sans pareille, entraînant Liliane sur les hauteurs proches. Il s’est souvenu qu’il avait apporté une paire de jumelles de Paris, il la teste aussitôt : elle confirme, si l’on en doutait encore, qu’il n’y a plus de Mont Blanc à la place du Mont Blanc. Il en éprouve une rageuse satisfaction, et il regarde, regarde encore, il traque le réel du haut de ses jumelles, et tout à coup pousse un cri...
— Qu’observe-t-il ?
— Je vous le donne en mille. Il ne voit rien, et pourtant, il voit quelque chose.
— ?
— Il ne voit rien, il n’y a toujours plus de montagne. Et néanmoins, il voit quelque chose : une file ininterrompue de voitures et de camions qui avancent lentement, là-bas, à l’entrée de feu le tunnel du Mont Blanc !
— Je ne comprends plus.
— Pignon pas davantage, et moi non plus. Car il s’agit, lorsqu’on regarde de plus près, d’une double file ! Tandis que l’une entre, l’autre sort, si bien que…
— Le tunnel est à double voie, c’est normal !
— Certes. Mais là où l’observation devient dérangeante, c’est qu’il n’y a pas – le regard de Pignon est formel sur ce point (à moins que ses jumelles ne soient myopes) – il n’y a pas de sortie visible du côté italien ! Tout semble indiquer que les gens qui entrent côté français ressortent côté français !!! Et il n’y a toujours pas de massif apparent au-dessus du tunnel censé le traverser ! Pignon a beau agiter ses jumelles sur son nez, ça rentre et ça ressort en boucle, comme pour l’éternité.
— Cette fois, vous m’intriguez : je ne vois plus d’explication !
— Pour moi, c’est simple : la lueur de l’impasse est au bout du tunnel !
— Comment cela ? Est-ce un alexandrin surréaliste, ou le lapsus d’un Président qui croit croire en l’avenir ?
— Pour Pignon, la chose est claire, et moi-même, je crois comprendre. Car enfin, quand vous empruntez un tunnel et que le point lumineux de la sortie vous ramène à votre point de départ, dans quoi vous retrouvez-vous ?
— Eh bien, dans une impasse ?
— C’est bien cela. La lueur de l’impasse brille au fond du tunnel.
— Et par quel hasard, s’il vous plaît ?
— C’est ce qui turlupine Pignon. Car il n’y a jamais de hasard. L’hypothèse d’un bug informatique, à mon sens, n’est pas à exclure. Dans les milieux de la communication, vous le savez, on adore repasser en boucle les grands événements. Il y a fort à parier que les ingénieurs qui gèrent le tunnel, se trompant de programme informatique, aient substitué au droit chemin qui mène à Rome la courbe obsessionnelle d’un circuit de Formule 1.
— Permettez-moi de vous faire remarquer que cela n’explique rien. À quoi bon conserver le tunnel, si l’on supprime la montagne ? Nos dirigeants seraient-ils inconséquents ?
— Au contraire ! Il y a là une exceptionnelle subtilité de la gouvernance européenne. Rendez-vous compte : supprimer le Mont Blanc, une valeur sûre, et massive, c’est risquer d’affoler et d’angoisser les citoyens, surtout dans un monde qui manque terriblement de repères. Alors, pour assurer la transition, on maintient le tunnel à titre provisoire, mais en boucle. Pour peu qu’on réduise à trois fois rien le tarif du péage, on neutralise toute réaction intempestive, les gens tournent, et tant qu’ils tournent, ils ne se posent pas de question.
— C’est ce qu’a compris Pignon ?
— Peut-être, quoiqu’il ne s’agisse encore que de conjectures ! Mais si Pignon se trouve en effet « rassuré » par la pérennité du tunnel, il n’en demeure pas moins abasourdi par tout ce qu’il découvre. Il présente même des signes d’agitation mentale qui inquiètent Liliane. Premièrement, il parcourt des livres saints où il est question de prophètes qui comblent des mers et jouent au cerceau avec des collines. Puis il se met à courir dans le salon, en faisant la locomotive : « Tchouk, tchouk, tchouk ». Il s’arrête brutalement, s’empare d’une encyclopédie, la consulte hâtivement. Il s’écrie tout haut : « Et l’anneau de Genève, y avez-vous pensé ? » Puis il sort dans le maigre jardin, joue à la marelle, se fige soudain et, toisant l’ex-place du Mont Blanc, s’exclame : « À nous deux, Teilhard ! »
— Désordres de l’esprit, ou intuitions géniales ?
— Les uns n’empêchent pas les autres.
— Mais encore ?
— Il pense à des miracles, à des fléaux bibliques. Il ressasse ses souvenirs de méga-machine emportant le Mont Blanc vers l’Orient. En feuilletant l’encyclopédie, il a été tout à coup saisi par la thèse du père Teilhard de Chardin qui affirme l’existence d’un « psychisme diffus dans la matière », lequel psychisme se concentre lorsqu’on passe du règne minéral au règne végétal, puis au règne animal, pour s’épanouir enfin au sein de l’espèce humaine.
— Quel rapport avec l’énigme du Mont Blanc ?
— Vous ne voyez pas ? Mais en contemplant un tel amas de roches – ces milliards de tonnes de granit – on mesure sans peine le potentiel de psychisme qui gît dans la montagne ! Impossible qu’une telle énergie spirituelle n’ait pas enfanté un esprit autonome et souverain ! Fort de sa puissance psychique, le Mont Blanc peut très bien avoir eu, un beau jour, l’idée de voyager. La vraie foi, c’est la foi qui déplace les montagnes, et pour peu qu’une montagne ait foi en elle-même, rien de l’empêche de se déplacer seule ! De là naissent les odyssées intempestives du Mont Blanc, qu’il marche dans la nuit de son pas de géant, ou qu’il prenne son envol à destination du septième ciel. Surtout en cet avril fleuri où, si l’on en croit la prophétie ambiguë de Victor Hugo :
« L’immensité le baise et le prend pour amant. »
— Victor Hugo a dit cela du Mont Blanc ?
— Assurément.
— Le Mont Blanc, ver de terre amoureux d’une étoile ?
— Parfaitement, et pourquoi pas ?
— Et c’est à cela que pense Pignon ?
— Je ne sais s’il le pense, mais sans doute le pressent-il. N’ironisez pas : au fond, c’est Pignon qui a raison.
— Cela étant, vous ne m’avez rien dit de l’hypothèse du cyclotron.
— J’ai parlé de cyclotron, moi ?
— Vous, je ne sais pas. Mais le délire de Pignon, qui évoque « l’anneau de Genève », fait sans doute allusion au cyclotron franco-suisse.
— Intéressant ! Je n’avais pas vraiment saisi ce qu’il entendait par là. Je vous retournerai donc votre objection : quel rapport avec l’énigme du Mont Blanc ?
— Cette fois, c’est enfantin ! Vous n’êtes pas sans savoir que le cyclotron, régi par le Centre Européen pour la Recherche Nucléaire (le CERN), est un accélérateur de particules, au demeurant fort proche du Mont Blanc.
— Et alors ? je ne vois guère le lien. L’échelle où se meut le Mont Blanc est sans rapport avec l’infiniment petit que manipule le cyclotron !
— Grave erreur, mon ami ! Oubliez la littérature. Pensez Astrophysique ! La plupart des catastrophes qui se produisent dans l’infiniment grand trouvent leur origine réelle dans l’infiniment petit !
— ?
— Un humaniste distingué du XXIe siècle doit penser le monde en termes de particules élémentaires.
— Quelle serait donc votre hypothèse ?
— Mon « hypothèse » ? Non, pas mon hypothèse : ma certitude ! Réfléchissons deux minutes, et prenons au sérieux l’intuition de Pignon. Que se passe-t-il, dans un accélérateur de particules, répondez-moi ?
— Eh bien…
— Des chocs. Des chocs aussi effrayants en termes énergétiques qu’ils sont brefs en termes temporels. À l’heure où l’homme interroge l’antimatière, les trous noirs, et les univers parallèles, il a le redoutable pouvoir de briser les molécules, de reconfigurer l’atome, d’en modifier les propriétés sans en maîtriser, hélas, les conséquences. Vous me suivez ?
— Presque.
— Or, nous savons, et vous ne pouvez l’ignorer, que la réalité physique se constitue d’infimes grains de matière dont l’agencement recouvre, pour l’essentiel, d’immenses néants. En un mot, la substance, c’est du vide.
— Je ne suis donc rien ?
— Pas plus que moi ! Et à peine moins que votre Mont Blanc, qui tiendrait dans une urne funéraire si l’on y concentrait et accolait tous les atomes !
— Mais alors, comment une chaîne de montagnes, ce chapelet de grains infimes troués de vides infinis, peut-elle nous apparaître au niveau du ressenti comme une barrière infranchissable ?
— Voilà bien le prodige quotidien du monde que nous vivons. Le réel est une passoire, nous sommes des passoires, et pourtant ces passoires ne laissent rien passer… du moins dans l’actuelle configuration de notre espace-temps ! Il suffirait donc…
— Il suffirait donc ! Aïe ! Votre expression m’effraie !
— Moi aussi, rassurez-vous. Il suffirait donc, dis-je, que la structure moléculaire de certaines particules mute lorsqu’elles s’entrechoquent violemment, pour que leurs propriétés changent du tout au tout ! Et que, par le jeu d’une réaction en chaîne où chaque élément se reconfigure sur le modèle de celui qui le jouxte, l’ensemble des molécules d’un corps donné opèrent de proche en proche une radicale et immédiate mutation ! Et que la substance qui jusqu’alors arrêtait les rayons lumineux… les laisse traverser et devienne transparente ! Et que ces rocs-passoires qu’on ne pouvait pas passer deviennent tout à coup franchissables par la lumière qu’ils arrêtaient, de sorte qu’on voit désormais à travers !
— À la façon des neutrinos ?
— Exactement. Vous savez donc cela ? Ainsi, le Mont Blanc est toujours là, et bien là, toujours aussi épais, mais désormais transparent ! Il a été tout bonnement modifié – et lui seul, Dieu merci ! – par le jaillissement de particules aberrantes échappées de l’anneau des apprentis-sorciers de Genève. Voilà justement ce que Pignon a pressenti dans son délire !
— Pignon avait raison, j’en étais sûr.
— Vous voyez !
— Hum !
— Hum !
— Mais alors, cher éditeur et ami, qu’allez-vous faire de mon histoire ?
— J’éprouve, je l’avoue, une furieuse envie d’aller sur place voir ce qu’il en est dans la réalité.
— Dans la réalité ?
— Oui, enfin… dans ce qui en tient lieu.
F.B.H.
* Extrait de Youm, le cheval qui lisait avec ses narines (disponible sur ce site)
( nouvelle précédente : L'Aveu tu )