AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (93)

UN NOUVEAU PIANISTE

Il est le Number One, ou le sera bientôt. Il a gagné tous les concours, ou presque. Il arrive sur scène après tous les autres musiciens, à grands pas assurés, tant il se sait attendu.

Je suis celui qui officie ce soir. Sans moi, pas de concert. Sans moi pas de Concerto. Je lève la tête et, d’un coup de balai de mes yeux, j’embrasse la salle circulaire. C’est moi qui suis là. Ma condescendance a agréé l’invitation qui m’a été faite. Et si je me produis accessoirement ici, ce soir, c’est que cette salle est un espace particulier de l’immense scène internationale où j’évolue de saison en saison.

Le « Chef » d’orchestre l’accueille, bras tendus. L’un et l’autre se congratulent (quoique s’étant déjà vus en coulisses), prennent leur place, font le silence avant de l’emplir.

Trônant sur la banquette, face au clavier, le pianiste jette à nouveau ses regards sur la salle pleine à craquer, hissant son chef plus haut que le Chef même, comme pour chercher l’inspiration. Il tente d’évaluer le nombre des auditeurs présents, vérifie s’il est bien en vue de la plupart, se fait visiblement reconnaître de ceux qui ne le connaîtraient pas.

C’est évidemment lui qui va dominer les débats que le chef est censé diriger. Il sait qu’il est là pour intervenir, entrer en jeu, faire éclater sa fabuleuse technique. Sa tête tourne aux quatre vents de l’immense auditorium où se tasse une foule de paires d’oreilles prêtes-à-ouïr / prêtes-à-jouir, une foule qui bruit en attendant les vibrations de la sirène du soir.

Et voici que jaillit le flot musical de l’orchestre, comme pour l’annoncer avant de lui céder la place. Droit sur son séant, il semble étonnamment distrait. Les grands accents de l’orchestre ne le troublent pas. En écoutant vaguement, il dodeline de la tête et du buste, et surtout, continue d’inspecter les lieux (en l’air, à terre, à droite, à gauche, derrière, devant, au dessus). Et puis, soudain, c’est à son tour de donner de sa fougue, de sa foudre : enfin, il intervient !

Sa fougue est plus puissante que ne l’était le tonnerre orchestral. Son corps la déchaîne, comme extérieure à lui-même, magistralement, cependant qu’il conserve la tête haute, ses yeux toisant le public d’un mouvement panoramique qui semble proclamer : voyez ma maîtrise insolente, je n’ai pas même besoin de contrôler du regard ce que font mes mains, mes bras, mon buste… Je Joue ! Je joue, et me joue des plus tortueuses difficultés.

Voyez comme il exécute ce trait célèbre, dont la transcendance terrifie ses rivaux ! Il en triomphe si bien qu’il ne peut s’empêcher, l’ayant achevé, de lancer en l’air son bras gauche par-dessus son épaule droite, pour couronner sa performance ! Tel un bûcheron jetant son « han ! » au moment où s’abat le chêne…

Je joue ! Avez-vous vraiment vu comme je joue ? Je m’exhibe, je joue à m’exhiber, je m’exhibe pour exister. C’est mon côté générationnel-mondialisé. Je m’éclate comme une bombe dans un ciel asiatique. Mes explosions de notes couvrent et comblent les gouffres du tragique planétaire ! Hiroshima, my love !

Gloire à l’artiste qui fait le plein de tes oreilles pour t’en mettre plein la vue !

Mais quoi ? Il s’adoucit soudain, devient presque inaudible. Le voici qui s’apprête, sans doute, à traduire le soupir éternel de l’humanité qui souffre. Dieu, avec quelle maestria il est passé du fortissimo au pianissimo ! Il se penche si près du clavier, l’oreille tendue, le front plissé, percevant comme venues d’ailleurs les notes et les trilles qui sortent de ses doigts, que tout son visage semble nous dire : « Attention, je frémis, tu frémis, nous frémissons. » L’orchestre s’est tu. La figure de l’artiste n’est plus qu’un masque tragique. Dans les travées de l’amphi, on ne l’entend quasiment plus, mais qu’importe ? Rien qu’à voir sa tête, un sourd fondrait en larmes.

Cependant, son discours musical s’alentit encore. Vitesse et volume, c’était la plénitude ; lenteur extrême et maigre son, c’est l’émotion. Admirez la qualité de ce toucher effacé ! Saluez en vous-même l’extrême légèreté de ces doigts qui parviennent à exprimer l‘inexprimable en ne vous faisant plus rien ouïr ! Ô sublime miniature architecturale que ce pianissimo, si parfaitement retenu qu’il vous transporte absolument – unisson, diapason, pâmoison – pour peu que vous fantasmiez tout ce qu’il doit receler en le taisant !

C’est alors que les instruments à vent, les cordes et les cuivres, reprennent corps avec lui, orchestrent son brio, libèrent et dynamisent à nouveau son époustouflante monumentale transcendantale technique fabuleuse. Il donne enfin, sans retenue, dans la dentelle à grands pans. Il nage et surfe, de crête en crête, au sein de l’océan phonique. Il galope plutôt, il flamboie dans cette tempête de sons qu’il produit, et plus précisément, il se produit dans cette tempête. C’est cela, un interprète moderne : quelqu’un qui à la fois produit du son et se produit par le son, avec le son et dans le son. Quelle leçon de sons ! Un concerto, on l’avait oublié, c’est un produit archi-phonique. Un produit performant, un produit inouï (si l’on ose dire), appelant les bravos bruyants de la foule qui applaudit à tout rompre, convaincue d’avoir reçu dans cet emballage supersonique tout Tchaïkovski, tout Beethoven, tout Grieg ou tout Chopin.

Mais ne jurons de rien. Il n’est pas exclu qu’avec l’âge, avec l’expérience de la vie, de la beauté des choses, de l’horreur de la mort, et du silence quotidien des abîmes de l’être, le nouveau pianiste finisse un jour par pressentir ce qu’est la musique — au point de désirer nous en transmettre l’âme.

« Tout est possible », disait Don Quichotte.

La Bruyère, alias Le Songeur  (14-04-2016)



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