Cette nuit-là, je fus transporté en esprit dans l’un des rares lieux de l’univers où se perçoivent, assourdies, les rumeurs du Big Bang et autres tumultes qui s’en sont suivis.
Curieusement, parmi des explosions d’étoiles qui fusaient, spectacle galactique à la fois grandiose et effrayant, j’entendais comme les voix d’une famille se disputant, et dont les graduations du chronoscaphe* indiquaient qu’elles provenaient d’une ère beaucoup plus proche de nous, sans doute moins de deux millions d’années, peut-être même à peine 50000 ans. En matière d’intemporalité, les choses vont très vite.
Je me retrouvai presque aussitôt, j’ignore par quelle magie, branché sur un vif débat qui animait le trône du Très-Haut, c'est-à-dire au cœur même de la Divinité en trois Personnes.
— Ça ne se passera pas comme ça ! disait le Père au Fils qui, la tête penchée mais le regard en dessous, prenait l’air à la fois arrogant et contrit.
Quant à l’Esprit, il planait, attendant prudemment d’en savoir davantage…
[Une parenthèse s’impose ici.
Ma culture historique m’avait depuis longtemps convaincu qu’il est impossible à un trio amical de persévérer dans l’unité. Qu’il s’agisse d’un triumvirat politique, d’une entreprise commerciale ou d’une association humanitaire, on n’a jamais vu trois personnes demeurer ensemble sans que deux d’entre elles fassent bande à part, excluant de facto la troisième, ou sans que l’une d’entre elles tente de prendre le pouvoir sur les deux autres, voire les élimine… Sur Terre, il ne pouvait y avoir de trio qu’infernal. Mais qu’en était-il dans les Cieux ?
Je l’ignorais. À mes yeux, une Entité Trinitaire durable ne pouvait être que le fruit d’un miracle permanent. Raison pour laquelle les théologiens en faisaient un « mystère ». D’où mon intérêt pour la scène de famille, si j’ose dire, à laquelle il me fut donné d’assister.
Un étrange contretemps avait provoqué l’ire du Père :]
Le Père : Parlons franc. Qu’as-tu fait du chaînon manquant ?
Le Fils : En vérité, en vérité, je te le dis…
Le Père : Ça va, ça va, venons au fait.
Le Fils : Tu ne me le demanderais pas si Tu ne le savais !
Le Père : Arrête, avec tes formules toutes faites, et réponds s’il te plaît.
Le Fils : Pourquoi poses-tu toujours des questions dont tu connais la réponse ?
Le Père : Tu sais bien que j’oublie parfois ce que je sais par ailleurs !
Le Fils : Tu faisais la sieste ?
Le Père : Si Tu ne l’ignores pas, pourquoi me le demandes-tu ?
L’Esprit (intervenant) : Non mais, graines de Rabbins, avez-vous fini, tous les deux, de tournicoter comme cela autour du pot ?
Le Fils (répondant à l’Esprit) : Il fait comme s’Il ne savait pas ce qu’il en est du chaînon manquant, alors qu’Il est, je cite, « Créateur du ciel et de la terre, de tout être visible et invisible ». Factorem coeli et terrae, visibilium et invisibilium. C’est dans les Écritures !
Le Père : Fils de peu de foi ! Tu oublies le verset suivant : Per quem omnia facta sunt ! Par lui, tout a été fait ! Et lui, c’est Toi ! Comment peux-tu renier ta Nature, qui est aussi la Mienne, et ton statut de Verbe incarné, c’est-à-dire de Surintendant général de l’évolution du Cosmos ? Alors, Je répète : qu’as-tu fait du chaînon manquant dont l’absence actuelle pénalise gravement le devenir humain ? Aurais-tu sciemment rompu la chaîne ?
Le Fils : Moi ?
L’Esprit : La question vaut d’être posée. En effet, qui dit chaînon dit chaîne.
[Une parenthèse s’impose ici.
On appelait chaînon manquant, dans l’Évolution dont est issue l’Homme, cette bizarrerie selon laquelle on passe soudain du Singe le plus évolué à l’Être humain doté de conscience réflexive, et donc d’une âme aux yeux des croyants. La rupture est à la fois nette et brutale : l’humanoïde le plus évolué sait, mais ne sait pas qu’il sait, tandis que l’Homo sapiens sapiens, lui, sait qu’il sait, ce qui lui permet de se penser lui-même et de se conduire en toute liberté. Qu’y a-t-il donc eu entre les deux ? Le Fils, Créateur adjoint, a-t-il dû miraculeusement parfaire la Créature de son doigt divin ? Ce doigt de Dieu est-il le fameux chaînon, devenu invisible ? Le Fils l’aurait-il ingénieusement dissimulé ? Et pourquoi ?
Et si c’était, au contraire, une rupture du maillon qui avait engendré un surcroît de conscience ? On comprend alors que la Trinité s’en soit inquiétée à sa façon, bien avant que nos savants ne s’en préoccupent !]
Le Fils (fermement) : Je ne vois pas en quoi l’absence apparente d’un chaînon que tu crois « manquant » pourrait handicaper l’Humanité.
Le Père : Ah oui ? Mais si un maillon manque, la chaîne est brisée, et ce qui suit échappe à sa détermination première ! C’est-à-dire à ma Volonté !
Le Fils : Comment la volonté du Fils pourrait-elle différer de la volonté du Père ? Qu’importe le Chaînon, pourvu qu’on ait l’Amour ! On peut s’accorder sur le fond et diverger sur la méthode. Un maillon peut en cacher un autre, et…
Le Père : Tu crois cela, pauvre innocent ? Tu avoues donc ! Tu ne t’aperçois pas qu’il suffit d’égarer un chaînon pour désenchaîner l’homme ! Et ce qu’on désenchaîne, on le déchaîne ! Tu as ouvert la voie à toutes les démesures ! Tu as livré l’homme à lui-même ! Je te le dis haut et fort, Junior : tu vas devoir te racheter !
Le Fils : En vérité, en vérité, …
Le Père : Taratata !
L’Esprit (peiné) : Chers Amis, écoutez-moi. Entendons-nous. Le problème qui se pose, en matière de maillon invisible ou perdu, est de savoir si cette absence est vraiment pour la Création un manque… ou un atout. Souvent le moins engendre le plus, la faiblesse se mue en force, et le manque d’esprit (j’en sais quelque chose) enfante la Sagesse. Peut-être, Père, as-tu trop voulu baliser l’avenir ! Peut-être, Fils, as-tu cédé à une distraction passagère ! Mais cet instant d’oubli, loin de mettre à mal la Créature, peut la mener à la perfection. Quand bien même l’Humanité s’égarerait, ne pourrions-nous pas la sauver par la sublime grâce d’un divin Rédempteur ! Il arrive que…
Le Fils : Tes propos sont eux-mêmes sublimes, mais Je ne vois pas très bien (et ne veux pas même voir) où tu veux en venir.
[Une parenthèse s’impose ici.
L’Esprit, en prononçant ces paroles, avait revêtu une forme humaine. À mon grand étonnement, il avait l’air plus âgé que les deux autres personnes divines, dont il procédait pourtant. Et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il ressemblait précisément à Saint Joseph, tel que le représentaient les peintres de la Renaissance. Ce n’était pas un Paraclet tempétueux, c’était un souffle à la fois pertinent, doux et tenace, d’où émanait même une ironique finesse. Une patience infinie au service d’une lumière qui éclaire tout. Une secrète persévérance capable de mener à bien les tâches les plus impensables. Rien ne lui était impossible. Pas même de rendre une Vierge enceinte d’un Enfant divin. Tout devenait réalisable « par l’opération du Saint-Esprit ». Le peuple enfin pouvait croire en ses gouvernants.
Or, voici la surprenante révélation que fit alors l’Esprit :]
L’Esprit : L’heure est donc venue de vous avouer ce qui est arrivé à votre insu, et que vous savez pourtant pertinemment : il s’est produit un léger dysfonctionnement…
Le Père (courroucé) : Je m’en doutais !
Le Fils (les yeux grands ouverts) : Tu crois ?
L’Esprit : Une erreur infinitésimale, due à l’un d’entre vous (il n’importe lequel), a failli anéantir l’Humanité en germe. Un météore fatal a emporté tous les dinosaures, dont il ne reste que les oiseaux, et j’ai dû intervenir (si peu que ce soit) pour sauver l’espèce humaine.
Le Père et Le Fils (d’une seule voix) : Non ?
L’Esprit (pénitent) : Pour l’aider à se protéger, J’ai alors rendu l’homme un peu plus malin que prévu, et donc un peu plus libre.
Le Père : TU N’AS PAS FAIT ÇA !
L’Esprit : Désolé, c’est pour cela que je fus créé !
Le Fils (mal à l’aise) : Attention à ce que tu dis. Tu n’as pas été créé, pas plus que moi d’ailleurs. Moi, je suis engendré par Père, depuis toujours, et Toi, tu procèdes de nous.
Le Père (explosant) : Est-ce que vous vous rendez compte, tous les deux ? Errare divinum est, perseverare diabolicum ! J’avais parfaitement dosé l’intelligence humaine : juste assez de science pour que l’être humain sache sa leçon, qu’il me loue, qu’il trouve son bonheur à chanter la Création ; mais surtout pas davantage, pour lui épargner la tentation de désobéir, de réfléchir sur son sort, de vouloir en changer, et autres perverses déviations de la conscience critique ! Et voilà que l’instant d’un bref ronflement, Junior laisse filer quelque météorite de passage, et que Toi, Esprit fort, tu joues à Monsieur plus ! Mais voyons, avez-vous songé qu’un homme surdosé est capable de tout, et du pire ! Qu’allons-nous faire, qu’allons-nous faire ! Comment sauver l’Homme de lui-même, maintenant ?
L’Esprit : J’ai une idée.
Le Père : Ah non !
Le Fils : Ah non !
Le Père : Enfin, dis quand même…
L’Esprit : Eh bien voilà…
[Une parenthèse s’impose ici.
D’une part, désappointé, je vis l’Esprit se pencher vers ses compères et parler à voix si basse que je ne pus rien entendre.
D’autre part, presque aussitôt, je ressentis une intense chaleur fraternelle m’inonder. À l’évidence, le trio communiait dans un nouveau projet débordant d’espérance :
Sauver l’Homme de lui-même…
Ah, comme j’eusse éclaté de joie si j’avais su comment ils allaient s’y prendre ! ]
Il ne me restait plus qu’à tirer de cette aventure quelques leçons à méditer.
D’abord, concernant Dieu, cette certitude du prophète R. Devos, injustement oublié :
« Parfois, on se prend pour quelqu’Un, alors qu’en fait, on est plusieurs. »
Ensuite, ce principe de base valant pour tout dirigeant quelque peu démocrate :
« Ce n’est pas parce qu’on est Tout-puissant qu’on doit Tout faire. »
Enfin, ce corollaire qui doit régir toute société humaine harmonieuse :
« L’unité du Personnel n’interdit nullement la division du travail. »
Et si vous le voulez bien, nous en resterons là.
Le Songeur (7-04-2016)
* Simple machine à remonter le temps, dont j’ai trouvé un exemplaire en état de marche sur « Leboncoin.fr » (en provenance d’une bande dessinée).
(Jeudi du Songeur suivant (93) : « UN NOUVEAU PIANISTE »)
(Jeudi du Songeur précédent (91) :
« OXYMORE ET TAUTOLOGIE / COCARDASSE ET PASSEPOIL »)