Dès que je considère ces deux figures de style, qui sont aussi des armes, je songe aussitôt à ces deux spadassins hauts en couleur qui hantent les bas quartiers de Paris, dans Le Bossu : Cocardasse et Passepoil. L’un a la finesse : il pique. L’autre la bravoure : il assène. Ils choisiront de s’allier au fameux Chevalier de Lagardère. Mais ils auraient aussi bien pu servir les plus ignobles causes. Comme la plupart des fleurs de rhétorique…
L’oxymore, ou oxymoron (du grec oxus, pointu, et moros, émoussé), est une figure de style qui allie deux mots de sens contraires, pour frapper le lecteur d’une sorte de dissonance expressive, tantôt poétique (« le soleil noir de la mélancolie »), tantôt ironique (« une sublime horreur »), tantôt psycho-moderne (« L’ingénue libertine »).
Mais l’emploi du procédé n’obéit pas toujours à des intentions littéraires. Dans les discours de propagande, l’objectif est souvent de tromper les bonnes âmes en affectant de concilier l’inconciliable : il suffit en effet, pour absoudre un substantif suspect, de lui accoler un adjectif à vocation prophylactique. Ainsi sont nées la « guerre propre » et ses « frappes chirurgicales », les « tirs amis » (Friendly fire, en américain : bavure consistant pour l’Armée à bombarder ses propres troupes, par erreur semble-t-il1), ou encore l’expression « bombe écologique » lors de la guerre d’Irak (elle n’employait en effet que de l’uranium appauvri). Les sordides réalités de la prédation humaine se trouvaient ainsi « blanchies » par l’artifice de mots qui ne changent rien aux choses…
La règle, dès qu’on trouve alliés deux termes antinomiques, est donc d’observer lequel récupère l’autre. Dans le cadre de la mondialisation par exemple, la vogue du « commerce équitable » est apparue comme une astucieuse chimère destinée à abuser ceux qui veulent ignorer la férocité de la compétition économique. À l’ère de la marchandisation du monde, le commerce n’est-il pas précisément d’autant plus florissant qu’il est inéquitable ?
Même chose avec l’idéal d’une « consommation solidaire ». Cette formule, séduisante pour l’homme de bonne foi, laisse entendre qu’on va corriger les inégalités économiques par la vertu d’un adjectif réhabilitant. Or, la logique d’une société de consommation2 (que ses « penseurs » voudraient planétaire) est de cultiver un hédonisme individualiste qui identifie ascension sociale et surconsommation. L’égoïsme et la hiérarchite en sont les moteurs essentiels. En appeler dès lors à une consommation solidaire, ou encore citoyenne, et la vouloir mondialisée, c’est conforter l’illusion selon laquelle on peut supprimer l’injustice inhérente au système sans changer le système.
Quant aux « investissements éthiques » et autres « placements humanitaires » à la mode, ils ne manqueront pas d’alerter notre suspicion s’il nous revient à la mémoire certaine parole d’un prophète d’extrême gauche : « Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » On ne peut mieux, par la grâce de qualificatifs vertueux, « purifier » la substantielle matérialité des profits récoltés. Gloire au donateur récompensé d’une double gratification qui comblera, simultanément, son portefeuille (côté droit) et son bon cœur (côté gauche) !
Mais c’est peut-être avec le « capitalisme syndical » prôné par l’ex-patronne de la CFDT en 2001 (une certaine Notat Nicole), que l’on a pu atteindre l’oxymoron parfait, nouvel avatar du « capitalisme à visage humain » (– cette contradiction dans les termes). Associer des termes aussi historiquement conflictuels, pour laisser entendre que la très sainte épargne salariale peut enfin prendre les commandes du train capitaliste… il fallait le faire ! Quinze ans après, chacun peut juger de cet audacieux pari. Ainsi poursuit sa route l’oxymore à tout va3.
Cependant, l’habilité de Cocardasse ne doit pas masquer la robustesse de Passepoil… Si l’oxymore a la cote, la tautologie demeure une figure basique des discours aliénants.
La tautologie est cette figure de style qui consiste à définir un mot par lui-même, ou par une expression de type pléonastique (« un étudiant c’est un étudiant » ; ou « c’est quelqu’un qui étudie »). Mais souvent, sous couvert d’énoncer une évidence, la tautologie ne répète le mot que pour faire de la chose, une essence incontestée : elle force l’auditeur à s’incliner sans comprendre. Ainsi, dans des énoncés comme « l’Allemagne c’est l’Allemagne » ou « Une femme c’est une femme », le « c’est » équivaut à un « doit être », il n’y a pas à discuter4. C’était exactement l’objectif du président de Gaulle lorsqu’il accusait les acteurs de « mai 68 » d’empêcher « les étudiants d’étudier, les enseignants d’enseigner, les travailleurs de travailler »5 : la tautologie est l’arme au poing qui, par la seule nomination, impose l’immuabilité d’un ordre établi. Fût-il cynique : Les affaires sont les affaires…
Aussi continue-t-elle de hanter la plupart des discours qui camouflent leur idéologie en évidence naturelle, en matière politique comme publicitaire. Le succès de l’expression « développement durable », par exemple, que certains analysent comme un oxymore, tient surtout, me semble-t-il, à sa fonction tautologique (elle signifie : le bon développement c’est le développement qui continue… alors que c’est la notion même de développement qui fait problème).
Si l’on considère le discours publicitaire, on appréciera sans doute combien les slogans suivants nous renseignent sur la nature concrète des produits :
« La Supercinq, plus cinq que la cinq »
« 205 GTI, plus GTI que jamais »
« Café Grand-Mère : Noir c’est Noir »
« Il est seul parce qu’il est unique »
Si l’on se tourne du côté des politiques, on n’aura guère de difficulté à constater que les tautologies demeurent une valeur sûre :
Giscard (proposant le changement, en 1974) :« Le changement pourquoi ? Parce que le monde change, parce que le temps change, parce que vous changez et que la politique française doit s’adapter à ce changement. »
Fabius (se différenciant de Mitterrand) : « Lui, c’est lui ; moi, c’est moi. »
Jospin (rassurant les militants) : « La politique que nous menons est socialiste, en premier lieu, parce qu’elle est menée par des socialistes. » (23-10-1984)
Mitterrand (tautologie au second degré) : « Sans tomber dans un excès de réalisme, c’est tout de même la moindre des choses de considérer que l’Allemagne est en Europe. » (25-03-90)
Chirac : « Un chef c’est fait pour cheffer. » (bêtisier Internet)
Raffarin : « Les jeunes sont destinés à devenir des adultes. » (bêtisier Internet)
Concernant Sarkozy ou Hollande, cherchez, et vous trouverez…
Arrêtons-nous pour finir sur le fameux slogan, né du marketing politique, qui a inondé les citoyens français à l’heure du choix de l’euro, en 1999-2000 :
« Je suis en Europe, donc je pense en Euro. »
Aveuglante évidence ! Règne de l’Euro-Tauto pour citoyens-bébés.…
Savourez ce « donc je pense » éminemment logique, qui vaut vraiment son pesant d’or de soumission à l’ordre financier. Appréciez cette « libre » adhésion à un ordre des choses imposé par la géographie de l’époque. Gobez finement l’allusion culturelle au Cogito de Descartes dont les termes sont inversés : non plus « je pense donc je suis », mais « je suis… donc je pense », ce qui permet de substituer au « je suis » du verbe être (Descartes) celui du verbe « suivre » (l’euro-toto).
Tel est l’actuelle destinée du peuple souverain.
Le Songeur (31-03-2016)
1 Dans Le Charme discret de la bourgeoisie, un subtil officier français, incarné par Piéplu, justifiait déjà à sa façon les pratiques de l’armée américaine au Vietnam : « Si les Américains bombardent leurs propres troupes, c’est qu’ils ont leurs raisons ! »
2 « Société de consommation » (Petit Larousse) : « Société d’un pays industriel avancé où l’économie, pour fonctionner, s’efforce de créer sans cesse de nouveaux besoins, et où les jouissances de la consommation sont érigées en impératif au détriment de toute exigence humaine d’un autre ordre. »
3 Voir l’excellent essai de Bertrand Méheust : La Politique de l’oxymore (La Découverte, 2009) L’oxymore n’est pas étranger à la fameuse « perte des repères » qu’on incrimine souvent : tout peut être dit sur n’importe quoi, tout se mélange, tout équivaut à son contraire. Par exemple, D. Frétard, critique au Monde, qui semble savourer les chorégraphies osées, voyait dans « l’orgie » d’un spectacle « une métaphore dansée de la chasteté ». De son côté, F. Pacaud de Télérama, à propos de l’adaptation théâtrale de La vie sexuelle de Catherine M., s’extasiait devant une mise en scène qui a le « pouvoir de transfigurer l’ordinaire brut en espèce de très laïque sainteté »…
4 Cf. Le Bonheur conforme, pp. 142-146, où j’analyse plusieurs exemples de ce type.
5 Allocution du 30-05-1968.
(Jeudi du Songeur suivant (92) : « LA TRINITÉ ET LE CHAÎNON MANQUANT »)
(Jeudi du Songeur précédent (90) : « L’IDÉOLOGIE PUBLICITAIRE »)