AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (90)

L’IDÉOLOGIE PUBLICITAIRE

[Pour nettoyer nos villes des panneaux publicitaires, un appel mondial vient d’être lancé : Le 25 mars, libérons la planète de la pub*. M’associant pleinement à cet espoir, je rappelle ici ce qu’est l’idéologie publicitaire]

La publicité, c’est ce discours idéologique qui conduit à ne plus voir les réalités de la vie, les valeurs de la vie, les dimensions de l’être, et les êtres eux-mêmes, que comme des marchandises qui se produisent, s’absorbent, et puis se jettent.

On peut regrouper en 7 points les schémas mentaux et comportementaux qu’elle inscrit dans les têtes pour les réduire à des ventres.

1/ La mythologie du progrès-qu’on-n’arrête-pas.

Elle fait croire à chacun que la consommation est sans limite, que son essor est la preuve même que nous ne cessons de croître dans la vie. Tout changement est un progrès ; tout progrès ne peut résulter que d’un changement. Il faut changer pour changer, il faut innover, etc. Ce qui est vieux est obsolète. Il est interdit de vieillir.

Dans la publicité, le toujours mieux se présente comme un toujours plus, et voici légitimée la poursuite d’une consommation illimitée. La société de consommation** est par essence une société de surconsommation. Et partout, une société d’obésités. Obésité précoce d’enfants repus, obésités des centres villes gorgés de voitures, obésités des périphéries saturées de panneaux, obésités des poubelles, obésités des infos, des pollutions, des programmes, des profits. Sans parler des transnationales qui s’enflent et se bouffent mutuellement.

2/ La sur-activation du besoin, du besoin de besoins, de l’envie, de l’envie d’envies, du « désir » et du désir de désirs, présentés comme la nature même du citoyen normal.

C’est le cas particulier de la sexualisation des produits, qui sert à les naturaliser comme « désirables ». C’est le cas général de l’ensemble des publicités, qui font semblant de « répondre » à nos besoins pour nous faire croire que nous les avons (« Avec le TGV, cédez à l’envie de partir plus souvent »). Ce faisant, s’installe dans les têtes le dangereux axiome selon lequel la vie n’est qu’une suite de besoins à satisfaire. Et son corollaire : tout « besoin » est un droit. Cette exacerbation du besoin aboutit à deux impasses :

Saturer : tuer l’envie, qui n’a plus la force d’émerger (à tel point qu’un centre commercial arbore ce slogan : « Je n’ai d’envie que si l’on m’en donne ») ;

Frustrer : frustrer matériellement, puisqu’il y a toujours de nouveaux produits semblant répondre toujours mieux à nos nouveaux désirs ; frustrer immatériellement, puisque nos aspirations profondes, réduites à des besoins, ne peuvent pas être satisfaites sur ce mode.

Nous sommes saturés de besoins satisfaits qui nous laissent dans l’insatisfaction.

3/ L’appel au consensus terrorisant, c’est-à-dire au mimétisme collectif.

Pour relancer l’envie individuelle, rien de tel que d’éveiller le désir mimétique. D’où ces innombrables slogans clamant que tous les êtres normaux font comme cela, que tout le monde rêve de cette consommation, que l’époque est à tel ou tel produit, qu’il faut suivre ce qui est « tendance », etc. (À quoi allez-vous ressembler cet été ? affiche La Redoute ; réponse du mannequin mis en scène : À moi.).

Vous êtes asocial et archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi du grand nombre. La consommation se veut consensuelle pour donner aux gens l’illusion de la convivialité. Quand un agrégat d’individus consomment en masse, les voici soudain en démocratie festive… Et la foule, alors, se croit libre dans sa servitude (slogans : « Tant qu’à subir la publicité, autant l’aimer » / « Le monde s’accélère : comment s’y préparer ? »).

4/ Le culte du produit-héros.

Au centre de la vie de chacun, prêt à résoudre tous les problèmes, la publicité célèbre le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans lui… Nous n’avons plus à user de nos capacités propres. Si bien que nous perdons la faculté.

Mais voici que cette loi publicitaire s’étend à tout ce qui est de l’ordre des valeurs. On a ainsi le rêve-produit (il est produit par les spectacles, je n’ai plus à cultiver mon propre imaginaire), la beauté-produit (grâce aux produits de beauté), la santé-produit, l’amour-produit (« La plupart des baisers s’achètent au Monoprix »), la démocratie-produit (par le consensus publicitaire), la révolution-produit (par le nouvel Omo ou la transgression des vieilles morales, etc.). Et pour finir, l’identité-produit : le règne des Marques appelant hypocritement chacun à « devenir ce qu’il est » (« Ma crème c’est tout moi », « Shopi : Tout un état d’esprit (…) pour vous guider vers les produits qui vous ressemblent »). Tout est consommable, tout est produit. Je deviens le sous-produit de mes consommations, lors même que je me sens exister par le produit, « quand je veux, où je veux, avec qui je veux. »

5/ Un bonheur programmé, dont la carotte est le bâton.

Ces quelques lignes de force débouchent sur un programme de bonheur. Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans fin : un plaisir de l’instant (toujours ins-tan-ta-né, il ne faut pas le manquer !), un plaisir donc émietté et répétitif, un plaisir anonyme (programmé par la pub), un plaisir-oubli dans le vertige de l’instant (« Pense à ce que tu bois, écoute ta soif » ; « Laissez vos sens prendre le pouvoir »), un plaisir insatiable enfin puisque toujours menacé de finir, un plaisir idéal donc puisqu’il faut le renouveler au rythme même de la production et de l’innovation industrielle (« Le plaisir, c’est de changer de plaisir »).

Mais voilà : lorsque le bonheur est placé dans l’intensité du présent, régie par le produit, comme l’instant chasse l’instant, il faut que le produit chasse le produit, et tout de suite, sous peine de mort du plaisir. L’instant est lui-même vécu comme un produit, et ce qui caractérise cet étrange produit (le « moment », le « moment fort »), c’est que sa date de péremption coïncide avec sa parution. D’où une consommation vertige, qui est consumation de soi à travers l’instant qui vous happe.

Ce bonheur est tragique, mais les marchands veillent : pour mieux vous faire oublier la question du Sens, que masque le produit, ils vous invitent à rejoindre la Cadence, dans le rythme effréné de la consommation, de ses rites et de ses fêtes. La société de consommation fait oublier le tragique de la consommation en accélérant le rythme de la consommation, de même que la croissance économique fait oublier les ravages de la croissance en appelant à toujours plus de croissance.

6/ Un nouvel instinct : la pulsion consommatrice.

Consommer donc, c’est consumer. Pulsion individuelle grosse de violence collective. Le lien établi par les publicités entre la pure consommation d’une part, et d’autre part, l’ensemble des images de la vie et des valeurs sociales, fait de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation que va tisser le citoyen, dès le plus jeune âge, avec les réalités qui l’entourent. À trois ans, on consomme le produit comme un monde, à trente ans on consomme le monde comme un produit.

L’idéologie de la consommation se généralise alors aux spectacles médiatiques, aux stars qui se produisent, aux événements et aux journalistes qui les mettent en scène, aux politiciens qui soignent leur look, et tout ceci, sur le mode de la gloutonnerie des yeux, de la boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion infinie des choses et des êtres. « Croquer la vie à pleines dents » n’est pas un schéma innocent : il s’agit bien d’une pulsion consommatrice, instinctuelle, compulsive, viscérale ; elle réclame sa dose à toute heure, dans une sorte d’impatience chronique. D’autant plus violente que fatalement frustrée, elle proclame sans cesse : « Je le veux, je me l’offre ». Violence possessive des sociétés industrielles sur toutes les richesses de la planète, violence de l’individu formé à l’image de ces sociétés à l’égard des pays du reste du monde, de leurs ressources, de leurs travailleurs.

7/ La destruction des Valeurs.

Si l’on se demande ce qui freine encore cette rage consommatrice, individuelle et collective, la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les grandes valeurs humanistes, elles aussi personnelles et collectives. Car dans ce qu’elles ont de meilleur, les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des choses, à la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre corps-esprit (mens sana in corpore sano), à l’engagement civique, au sens de l’ensemble, au respect de la nature et de l’humanité, à la solidarité et au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités de la consommation et à la servitude (volontaire ?) qu’elle entraîne. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique publicitaire use alors de trois moyens, la récupération, la falsification, l’élimination :

La récupération : le procédé consiste, en associant tel ou tel produit à telle ou telle valeur, à faire croire qu’il suffit de consommer ce produit pour s’inscrire dans l’ordre des valeurs : la convivialité, le rêve, la démocratie, la liberté, etc. Or, laisser croire qu’on peut « consommer » les valeurs, c’est le meilleur moyen de dispenser de les vivre. Elles ne sont plus alors que des « signes ». La valorisation des produits est toujours une dévalorisation des valeurs.

La falsification : la publicité détourne les valeurs en leur faisant cautionner ce qui leur est précisément contraire. Ainsi, elle se sert de la nature pour vanter un produit de l’industrie (plus c’est sophistiqué, plus c’est déclaré « naturel »). Elle recourt à un précepte caritatif pour justifier une conduite égocentrique (par exemple, le mangeur de saucisses : « Quand on aime, on ne compte pas »). Elle mobilise le mythe révolutionnaire pour célébrer un investissement financier (« Révolutionnez vos placements »), ou l’idéologie de la vitesse pour justifier son contraire (« La vitesse, c’est dépassé. »). Et ainsi de suite.

L’élimination : c’est encore le plus efficace. La plupart des vertus jugées anciennes (et pour commencer le mot « vertu » lui-même) sont discréditées à travers la valorisation du tout nouveau, du bougisme à la mode, de l’hédonisme sans entraves, de la permissivité obligée. Il est interdit de ne pas céder à « ses » désirs (on serait « coincé »), de résister aux modes (il faut être de son temps), de s’adonner à la vie intérieure (combat d’arrière-garde) ; il faut au contraire s’exhiber sans cesse, se manifester comme Existant par le port des marques, se vivre soi-même comme image de marque. Dès lors, chacun « s’éclate » sans savoir qu’il se joue la comédie du bonheur à travers les signes de sa consommation et sa consommation de signes.

Que conclure ?

Évidemment, que cette idéologie est d’autant plus haïssable qu’elle est dominante. Comment ne pas douter de notre capacité de résistance face aux puissances qui la servent et s’en servent, pour nous asservir ?

La « pub » est d’autant moins fragile qu’elle bénéficie à fond de la complicité des médias.

Et cependant, elle ne serait rien si elle ne bénéficiait de la nôtre…

Le Songeur  (24-03-2016)


* Video de présentation cette journée :
       https://www.youtube.com/watch?v=2aX0Igj7Uu4&list=UUqO1PwsQzY515oUmnwTB41A&index=1
Site internet :  http://journee.contrelapub.org/appel2016/

** "Société d'un pays industriel avancé où l'économie, pour fonctionner, s'efforce de créer sans cesse de nouveaux besoins, et où les jouissances de la consommation sont érigées en impératifs, au détriment de toute exigence humaine d'un autre ordre." (Petit Larousse)


(Jeudi du Songeur suivant (91) : « OXYMORE ET TAUTOLOGIE / COCARDASSE ET PASSEPOIL »)

(Jeudi du Songeur précédent (89) : LA VENGEANCE DE « NOÉMIE »)