Je songeais. Il y avait devant moi ce qu’on appelle une classe surchargée. Cinquante clients en mal d’apprendre, qui tambourinaient, parlaient fortement, rigolaient, tapaient des pieds, et s’accordaient finalement pour scander un slogan inattendu : On veut du Pascal !
Je n’en croyais pas mes yeux. J’étais debout derrière le bureau, interdit. Et je m’aperçus peu à peu que j’avais en réalité devant moi des adultes de divers âges, dont les visages ne m’étaient pas inconnus, quoique légèrement vieillis. Et puis ce fut la révélation : je reconnus au premier rang de saintes femmes, Marthe et Marie, Élisabeth et Véronique, Anne et Sophie, Brigitte (les deux), Estelle, Renée, Christine, Françoise (les deux) et bien d’autres, et puis encore, un peu partout, de fidèles amis portant presque tous des prénoms d’apôtres, Luc, Matthieu, Marc, Jean et Pierre, Jean-Pierre, Étienne, Michel, Paul, André et Bernard, François, Jacques et Pascal, et j’en passe.
Leur point commun, à toutes et à tous ? C’est bien simple : ils étaient des habitués du « Jeudi du Songeur » et s’étaient rassemblés, à mon insu, pour m’obliger à professer :
— Nous voulons du Pascal !
— Vraiment ? dis je d’une forte voix : Eh bien, vous l’aurez !
Je pris ma respiration et l’air de savoir. Je connaissais si bien mon cours que je pouvais me passer de notes. Le remuement cessa progressivement jusqu’à ce que tous se turent, la plupart sortant leurs classeurs de leurs cartables.
Et moi d’annoncer : Pascal en cinq points !
Un silence éternel d’espaces infinis se fit dans la salle. Je pris enfin la Parole. Tout le monde se mit à gratter. Et voici ce que je m’entendis dire :
Dans ce qu’on a nommé les Pensées, l’objectif de Pascal est de montrer, en analysant les contradictions de la nature humaine, que seul le christianisme donne une explication cohérente de notre condition. Chacun sera libre alors d’y adhérer ou non.
La démarche de l’auteur peut se baliser en Cinq étapes, que nous illustrerons en citant quelques unes de ses maximes, selon la numérotation de l’édition Brunschvicg.
Première étape : tout montre que l’homme sans Dieu est infiniment misérable. Pascal s’emploie à décrire radicalement cette misère, ou plutôt les misères de la condition humaine lorsque l’homme se trouve livré à lui-même au sein du cosmos.
À l’extérieur, tout autour de lui-même : plongé sans raison dans l’espace-temps, l’homme est sans repère : « Qu’est-ce qu’un homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » (Pensée 72). Cette disproportion de son être et de l’univers est source d’une angoisse perpétuelle : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie. » (206). La conscience humaine se perd dans l’inintelligibilité d’un Réel qui la dépasse infiniment.
À l’intérieur de lui-même, l’homme n’est aussi que misère. Sa raison égarée ne peut rien contre les puissances trompeuses qui le rendent incapable de connaître sa vérité :
– C’est l’amour-propre, qui pousse chacun à flatter les autres et à refuser de se voir tel qu’il est (« La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. », 100). D’où un mensonge social généralisé (« L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. », 100). Il faut se rendre à l’évidence : « Le moi est haïssable. » (455).
– C’est l’imagination, « partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours » (82), au point que les plus sages en sont les premières victimes (« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. » 82).
– C’est la coutume, qui nous fait prendre pour notre nature de simples caractères acquis (« La coutume est une seconde nature, qui détruit la première. Mais qu’est-ce que nature ? J’ai grand’peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature », 93). Nos facultés sont tout juste capables de sentir la « vanité » de notre être et la pusillanimité de ses désirs (« Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. », 162), ainsi que l’ennui poignant des jours qui nous mènent inexorablement au cimetière (« Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. », 210).
Au niveau de la cité. Un bref regard sur les hiérarchies sociales et l’arbitraire des systèmes politiques, incapables de vérité et de justice, nous indique que nous ne pourrons guère trouver notre félicité dans l’organisation de la cité (« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au-delà. », 294) Que fait alors l’homme ? il se « divertit ». Toutes ses entreprises, y compris les plus graves, ne sont qu’un vaste divertissement, une « diversion » par laquelle il se masque sa condition tragique, au lieu de lui chercher un sens en méditant sur lui-même (« Tout le malheur de l’homme vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. », 139) Et cette fuite en avant ne fait qu’amplifier sa dramatique situation.
Deuxième étape : et pourtant, l’homme est infiniment grand ! Le tableau précédent pourrait conduire au suicide… Mais Pascal n’en a pas fini avec son lecteur, qu’il suppose avide de vérité. Il lui assène alors une nouvelle considération : l’homme est incroyablement grand ! Et c’est la pensée qui fait sa grandeur (« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. », 347). Sommes-nous rassurés ?
Pas du tout, car il faut alors trouver une cohérence à cette contradiction de notre nature : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (358): il est à la fois l’un et l’autre. Le paradoxe est tel que c’est la conscience de sa misère qui fait la grandeur de l’être humain : « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable. […] Toutes ces misères-là prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand seigneur, misères d’un roi dépossédé. » (397-398) Nous voilà bien avancés…
Eh bien, dit justement Pascal, le mystère chrétien de la Chute originelle explique cette double nature de l’homme : il fut comme un roi au jardin d’Éden, puis il a été déchu de sa royauté par le péché (« L’homme est plus inconcevable sans ce mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. », 434 ; et aussi : « Il faut que nous naissions coupables, ou Dieu serait injuste », 489). D’où son statut de roi dépossédé – expression devenue célèbre. Que faire alors ?
Alors, que faire ?
[Tandis que je répétais cette question, je voyais comme une sueur d’angoisse qui perlait au front de mes meilleurs auditeurs et surtout auditrices. Je repris ma respiration et ma parole sereine pour soulager l’auditoire : la réponse est simple, dis-je. Et j’enchaînai : ]
Troisième étape : il faut tenter de se fier à l’intelligence du « cœur ». Pascal s’est jusqu’à présent servi de la seule raison humaine pour développer les contradictions de l’homme et montrer la cohérence du christianisme. Mais la raison ne peut aller au-delà. Pour accéder à la foi, il faut se servir d’une autre faculté : le cœur. Le cœur, au-delà de ce que voient les yeux (connaissance sensible), au-delà de ce que comprend la raison (connaissance intelligible), est une sorte de tierce faculté (que Pascal établit dans la Pensée 793, en hiérarchisant « Trois Ordres » dans le Réel), une intuition supérieure faite pour « saisir » la dimension spirituelle. « C’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (278) C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la célèbre pensée : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » (277) Reste à savoir comment obtenir cette « foi », qui est « un don de Dieu », et non « un don du raisonnement » ? Eh bien, il faut parier…
Quatrième étape : il faut parier. Parier, c’est se conduire comme si l’on croyait ! Il s’agit du fameux « argument du pari » (Pensée 233), qui peut être considéré comme la quatrième étape de la démarche pascalienne. Voici ce raisonnement : en l’absence de certitude sur l’existence de dieu, on peut poser qu’il y a au moins Une chance qu’il existe, contre un grand nombre N de chances qu’il n’existe pas. Si l’on parie que dieu existe et que l’on se comporte selon les exigences éthiques du christianisme, on a donc une chance de gagner la vie éternelle (c’est-à-dire une infinité de vies heureuses). Si l’on parie au contraire que dieu n’existe pas, et qu’en son absence on profite au maximum du séjour terrestre, on a sans doute N chances de gagner une très bonne vie. Mais si l’on compare les deux possibilités, on peut constater mathématiquement l’avantage de la première option, car :
(1 chance) X (une infinité de vies heureuses) ˃ (N chances) X (une vie heureuse).
D’un côté le gain est infini, de l’autre il est fini. Un joueur sensé doit donc parier que Dieu est, et vivre comme si… Mais si on ne parie pas ? C’est se conduire comme si Dieu n’existait pas, ce qui revient à faire implicitement le second choix. Ainsi, vous ne pouvez pas ne pas parier : « Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué » !
En réalité, Pascal propose ce pari (jugé choquant !) parce qu’il est sûr que l’engagement dans la pratique religieuse, même si l’on n’a pas la foi, conduit à quitter le « divertissement » qui détournait de la dimension spirituelle ; et donc, à se « brancher » sur la « réalité » de Dieu, lequel deviendra de plus en plus sensible à celui qui lui ouvre son « cœur » (la faculté qui sent Dieu).
Cette « quatrième étape », injonction au pari, sera renforcée par d’autres considérations, que Pascal réitère avec force.
Cinquième étape : De l’homme de la nature à l’homme de la grâce. Fort de tout ce qu’il a « démontré », Pascal estime en effet qu’il est temps, pour un lecteur de bonne foi, de se prononcer. Il ne peut demeurer indifférent, ni à la question de l’homme ni à la question de Dieu. Il doit chercher, choisir. « Je blâme également, et ceux qui prennent le parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » (421) encore une phrase qui a choqué ! En vérité, Pascal sait très bien (par expérience ?) que chercher Dieu n’est pas de tout repos, mais qu’il est pire de ne rien faire, raison pour laquelle, à la fin de la Pensée 194, il exhorte ceux qui vivent dans l’indifférence « à avoir pitié d’eux-mêmes, et à faire au moins quelques pas pour tenter s’ils ne trouveront pas de lumières. »
Ces quelques pas, il les leur facilite, dans la Pensée 434, en les appelant à méditer le mystère de la nature humaine. L’homme est pareil à la « chimère », ce monstre mythologique composé de plusieurs animaux (tête de lion, corps de chèvre, queue de serpent). Il est un monstre de contradictions, à la fois « Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude ; gloire et rebut de l’univers. » Or, aucune philosophie humaine n’a pu rendre compte de cette dualité, les uns ne voyant que grandeur en l’homme (les « dogmatistes ») et les autres ne voulant voir que sa misère (les « pyrrhoniens » ou sceptiques). C’est donc de Dieu seul que l’être humain peut recevoir la révélation de ce qu’il est, puisqu’en dépit de sa « raison impuissante » et sa « nature imbécile », il est capable d’infini — pour peu qu’il accepte de se laisser traverser et éclairer par la grâce du Tout-Puissant : « Apprenez que l’homme passe infiniment l’homme, et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. Écoutez Dieu. »
Il va de soi que pour laisser ses lecteurs et vous-mêmes "écouter" Dieu, Pascal fait alors silence.
Et pour ne pas troubler cette méditation, je choisis de me taire moi-même jusqu'à l'Interro écrite de la prochaine séance.
À vous maintenant d’écouter Pascal ! »
Mais le silence ne dura qu’un instant.
À peine surprise, l’assemblée jugea bon d’applaudir copieusement. Et moi d’acquiescer.
Puis mes auditeurs, un à un, se mirent à descendre des travées pour passer devant moi lentement, si lentement que je sentis comme un manque en moi comme en eux...
Et tout à coup, je crus comprendre ce qu’ils pouvaient espérer encore : ils attendaient tout simplement de moi que je les remercie de m’avoir écouté !
Alors, pour conclure mon rêve en beauté, je dénouai aussitôt les cordons de ma bourse, j’étalai les pièces sur le bureau et, avec componction, je remis à chacun la modique somme de 0,99 euro, pour être venu une heure me redonner le goût de Pascal.
Le Songeur (21-01-2016)
(Jeudi du Songeur suivant (82) : « GENESIS »)
(Jeudi du Songeur précédent (80) : « CONFIANCE, ESPOIR, ESPÉRANCE… »)