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Les Jeudis du Songeur (8)

LA GALÈRE ET L’ÉTAT DE GRÂCE

Je songe à ces minutes exceptionnelles que l’on nomme état de grâce, et dont on oublie souvent le corollaire inévitable : il n’en faudra pas moins ramer.


La grâce est l’aide de Dieu, sa faveur bénéfique, sa présence agissante. L’état de grâce est donc un moment religieux. Il désigne, chez le chrétien, la situation de l’âme purifiée, lavée de son péché, un don de Dieu qui le conduit au Bien. On peut sourire, avec Voltaire, à l’idée que l’absolution du Confesseur puisse suffire à faire du pécheur un nouvel Homo, un Monsieur propre provisoirement régénéré. Mais – fi de l’ironie mécréante !  – cet état de grâce, la sublime joie de se sentir un instant innocent, sont des expériences éthiques fondamentales qui doivent bien correspondre à quelque chose dans l’ordre du réel.

Ainsi s’explique la laïcisation de l’expression. Au sens courant, l’état de grâce désigne alors une période quasi miraculeuse où tout semble favoriser l’individu. Tel sportif est en état de grâce quand il marque un but superbe, produit un « tennis de rêve », ou danse comme un ange. L’expression s’est banalisée jusqu’à pénétrer le domaine politique (grâce à François Mitterrand !). À l’instar du pécheur purifié, le nouvel élu bénéficie quelques mois d’un capital d’innocence et de confiance, où tout lui semble permis. Mais pas forcément où tout lui réussit…


Le succès de cette expression conduit à y chercher une sorte de vérité universelle. Tout le monde n’a pas la chance de l’éprouver, du moins sous la forme d’une illumination (conversion d’un chemin de Damas, enthousiasme d’un « eurêka !  » résolvant la quête de Sens, réponse à un appel qui devient tournant d’une vie). Il s’agit simplement parfois d’une lente prise de conscience où émerge ce qu’on ressent comme une Vocation – quand bien même on serait incroyant. L’être humain se sent soudain « le vent en poupe ». Qu’est-ce donc qui lui arrive ?

Je dirais : une sorte de transparence de soi à soi-même. Une saisie de son propre être passé/présent/à venir, dont il anticipe l’accomplissement. Une vision intemporelle de sa libre destinée qu’il ne faut pas manquer. Peut-être le sentiment d’être en phase directe – par de multiples liens – avec le cosmos qui à la fois nous engendre et nous convie à l’engendrer. On s’y observe soi-même comme une œuvre nécessaire au grand Œuvre. On éprouve la certitude que le sens existe, et que nous n’aurons pas vécu pour-rien dans cet univers, en dépit de la Mort et de l’Entropie. Chacun éprouve alors une intense fusion de sa nature, de sa liberté et de sa vocation. Et plus concrètement, sait-enfin dans quelle voie s’engager.


Cet état de grâce n’est pas seulement le fruit du hasard. On peut s’y disposer, lui faire place, en se désencombrant de soi. Un séjour au calme, un pèlerinage (fût-il laïque) lui sont propices. Il arrive d’ailleurs qu’il vous saisisse après coup, quand s’éclaire soudain la trajectoire que vous suiviez aveuglément. Mais dans tous les cas, il ne vous laisse pas au repos : il vous jette au dehors, dans les clairs-obscurs de la vie où se perd parfois sa lumière initiale.

L’état de grâce ne supprime pas les obstacles du chemin. Après son irruption, il faudra encore ramer. Mais alors, on sait pour quoi.

Le Songeur  (13-03-14)



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