Je songe à ces jeudis où se publie ce que je dis. Pour les enfants de jadis, ce jour évoquait la liberté de rêver, de n’en faire qu’à leur tête, de gambader dans les clairières. Aussi symbolise-t-il pour moi l’écriture sans contrainte, au gré des humeurs méditatives de mon actualité inactuelle.
Alors se pose à moi la question : qu’ai-je donc à dire ?
Rien ? Pas vraiment, trop de choses me remuent. Tout ? Ne riez pas, c’est une ambition des trente ans, quand on se sent porteur d’une œuvre majeure. Alors ? Eh bien, exprimer à chaque fois une chose qui soit entre rien et tout, mais qui, quoique n’étant presque rien, puisse mener vers le Tout, pour peu qu’on s’aventure sur les voies qu’elle entrouvre…
Ce que je voudrais écrire est à la littérature ce qu’un prélude musical est à la symphonie. Esquisser en quelques phrases une atmosphère fantastique, fixer une émotion évoquant toute une scène (tragique), énoncer un propos qui porte en germe un vaste essai. À chaque fois, méditer le mystère d’un « Tout » en n’en amorçant que l’infime partie…
Pour moi, le Songe est Prélude. Au lecteur de le poursuivre, de l’achever s’il le peut. L’auteur qui veut tout dire prive son interlocuteur de sa parole propre. Il faut à l’inverse donner à sentir, à penser, à rêver. On s’interroge sur ce qui vaut d’être dit, mais on ne le sait souvent qu’après. On hésite. Car la lâcheté du silence ne vaut pas mieux que la prétention au discours. C’est pourtant simple : mérite d’être dit tout ce qu’il serait dommage de taire. C’est le rôle du prélude.
Chopin est le maître du prélude. Quel écrivain n’aimerait s’inspirer de lui ? Son Prélude n°7 par exemple, à la fois poignant et auto-consolant, fait surgir un monde en 40 secondes (Samson François1) :
Un même schéma mélodique, huit fois modulé, alterne espoirs et nostalgies. Dans une sorte de premier « verset », la mélodie s’énonce, se fait lyrique, puis déceptive, quoique en attente. Un second verset, symétrique, redouble et amplifie le thème jusqu’à la déchirure, puis la douleur s’estompe en harmonies consolatrices. Je dramatise sans doute, à l’encontre des interprètes qui réduisent cette complainte à une comptine. Si je tentais une transposition littéraire, j’oserais y voir l’abrégé d’une vie : premier élan et nostalgies, pauses de la maturité ; nouvel élan, soudaine épreuve, puis résignation amère et douce. Ou encore, y entendre l’écho lancinant d’un amour délaissé, en accordant de simples paroles aux inflexions du thème :
Ma bien aimée… Toi qui m’oublies… Voici le soir… Et tu te tais…
Ô Toi que j’aime… Ma plainte vive… Meurt dans la nuit… De ton silence…
Chantez, si vous le voulez. Essayez vos propres mots. Osez le lyrisme, sans craindre le ridicule.
Le Ridicule ne tue que ceux qui en ont peur. Ce qui n’est pas une raison, il est vrai, pour courir au-devant…
Le Songeur (6-03-14)
1 La version de Samson François étant protégée par les droits d'auteur, nous avons fait appel à l'interprétation d'un sous-traitant des Éditions de Beaugies…
(Jeudi du Songeur suivant (8) : « LA GALÈRE ET L’ÉTAT DE GRÂCE »)
(Jeudi du Songeur précédent (6) : « DEVENIR SOI-MÊME ? »)