À peine un Homme de lettres eut-il noté : « Je veux être reconnu, non pas glorifié : c’est ce qui me distingue de Dieu », qu’un grand fracas se fit autour de lui. Il se sentit enveloppé d’une nuée tournoyante, et comme giflé de tous côtés par un coup de vent courroucé.
Dieu n’était pas content, et le lui faisait savoir, tout en refusant de daigner s’expliquer. Telle est souvent la punition de Dieu : un simple effet de souffle suivi d’un grand silence.
— Allons, dit l’Homme de lettres pour amadouer le Père céleste : ce n’était qu’une boutade, histoire de dérider les croyants…
Dieu persista dans son silence, vertigineux comme un précipice.
— Mon Dieu, mon Dieu, serais-tu susceptible à ce point ?
Le courant d’air autour de l’Homme s’agita.
— Tu ne peux tout de même pas, reprit-il, me reprocher de vouloir être reconnu !
Il y eut comme un petit bruit au fond du grand silence. Sentant pointer une légère attention de la part du Seigneur, l’Écrivain ajouta :
— Toutes les créatures aspirent légitimement à la reconnaissance. C’est un droit de l’Homme, autant que de Dieu. De toute manière, si cela peut Te faire plaisir, je Te ferai remarquer qu’en faisant reconnaître le modeste talent de la Créature que je suis, je témoigne au Monde de l’immense talent de son Créateur.
Cette fois, la brise se fit plus légère. Le Tout-Puissant, qui n’était pas insensible au compliment, parut daigner répondre. Ou plus exactement, l’Homme de lettres crut percevoir quelques bribes de paroles éparses dans le vent, dont l’agencement – retranscrit tant bien que mal – pouvait donner à peu près ceci :
— Sans doute, sans doute, fit Dieu, il est loisible à l’Homme de désirer être reconnu. Mais ton jésuitisme d’Écrivain ne trompera personne. Car enfin, tu joues à refuser la gloire, et tu prétends à la distinction. Vouloir se distinguer de Dieu, c’est se poser meilleur que Lui. Et jouer à l’humilité pour accéder à la distinction, cela s’appelle la fausse modestie. Ta façon de te poser comme meilleur que Moi est si bête qu’il n’y a pas de quoi en être fier...
L’Homme de lettres accusa le coup, tourna vite sept fois sa langue dans sa bouche, et n’en repartit pas moins :
— Ah ! je vois que seul Dieu sonde les reins et les cœurs ! Mais ne pourrais-tu pas, de temps à autre, daigner te sonder Toi-même ? Car enfin, si je pêche par narcissisme, ton propre besoin d’être glorifié à quelque chose de pathologique ! Ne devrait-il pas te suffire de te mirer dans Ta Création ? Pourquoi vouloir que tous les êtres chantent ta perfection, et te remercient quand bien même Tu les combles d’épreuves ? Tu veux que je Te dise : tu me fais penser à un écrivain de seconde zone qui, mal assuré de la qualité de ce qu’il publie, intrigue auprès de tous les médias pour qu’ils encensent ses ouvrages !
— Quoi ? s’écria le Seigneur.
— Parfaitement ! dit l’Homme de lettres.
— Voyons, dit Dieu saisi à son tour d’un accès de jésuitisme, tu sais bien que la Gloire de Dieu, c’est l’Homme vivant.
— Ah oui ? Tu es donc si fier de ton Œuvre ? Mais quel est cet Homme vivant que tu ne cesses de sacrifier sous prétexte que c’est ça, la vie ? Te voiles-tu la Face devant le spectacle du tragique du monde, de la violence prédatrice et de la Mort omniprésente ? Est-ce pour cela que tu exiges des Religieux qu’ils passent leur temps à te louer dès Matines ou des Laudes, à midi et à post meridiem, sans parler des vêpres et des complies ? Doutes-tu de toi, quelque part ? Ne vois-tu en nous que des âmes qui exultent et des corps glorieux ? Figure-toi que, dernièrement, j’ai revu dans son cercueil le corps de ma mère : eh bien, ce n’était pas très glorieux.
Le Créateur, douché, parut tout près de partager le sanglot de l’Homme :
— Mais j’ai pitié, s’écria Dieu, j’ai pitié ! Personne ne sait combien je souffre de cet état de choses ! Je souffre de l’immense Douleur des hommes, à la fois par empathie et par remords, étant atteint du plus haut mal : celui de n’y pouvoir rien faire puisqu’il m’est interdit de violer les lois de ma propre Création ! C’est terrible, sais-tu, de se sentir chaque jour coupable de non assistance à humanité en danger. C’est pour cela que j’ai besoin qu’on m’invoque, qu’on apaise ma culpabilité, et que l’Homme me console des maux que je lui fais.
— Ça, alors ! fit l’Écrivain.
— Parfaitement ! J’ai besoin d’être aimé, et j’ai besoin qu’on me le dise.
— Ah ? Toi aussi ?
— Je quête infiniment la tendresse du monde : cela fait partie de ma nature incréée.
— Ah oui ? Mais alors, que fais-tu concrètement de cette « gloire », de ces prières qui montent vers toi, de ces implorations, de ces chants, de tous ces appels aussi fervents que douloureux ?
— Je les respire, je les prise, je les savoure, je les exauce même parfois quand c’est possible (puisqu’il est entendu que je ne puis enfreindre les lois de l’Univers). J’aime l’encens, que veux-tu, et j’irai jusqu’à le confesser : J’aime la majesté des souffrances humaines. Tout ce qui monte vers Moi me remonte le moral, m’aide à persister dans l’Être, au sein de ce Cosmos si souvent hostile où je me sens parfois si seul, de sorte que…
— Quoi, Seigneur Dieu, Tu serais… vulnérable ?
— Absolument ! Faut-il que Je Me tue à te le dire ? Je suis un petit Enfant qui a besoin du réconfort des Hommes.
— Vraiment ?
— Chaque jour, j’appelle leur affection, leurs louanges, leur foi, leurs supplications. J’ai besoin de sucer la gloire partout où je la trouve. Je compense ainsi ma faille ontologique, ma douleur de Tout-Puissant réduit à contempler sa Toute-Impuissance. Matin, midi et soir, j’aspire à ce qu’on rende Grâce à ma sublime Pitié. C’est mon pain quotidien, l’inéluctable retour sur investissement dont se nourrit tout Créateur. Ma gloire, c’est ma tétée. Chaque jour, j’ai besoin de ma dose.
— Je crois comprendre, dit l’Homme de lettres : ce point nous est commun.
— Ah non, cela n’a rien à voir : mon manque d’amour et de gloire est à ma mesure, c’est-à-dire infini. Je suis une ombre inconsolable implorant l’encens perpétuel.
— Alors, là, tu me sidères, dit l’Homme. Comment se peut-il que Toi, Toi qui as tout créé, le ciel, la lune, les étoiles et le soleil, l’univers, le Bing et le Bang, les galaxies, l’atome, la lumière et les facéties du monde quantique, les magnificences infinies de la divine nature, sans parler de ce chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre qu’est le cerveau humain, comment se peut-il que Tu en sois réduit à quêter les louanges fadasses des cultes les plus débiles, et ce prétendu « amour » des croyants qui ne témoigne que de leur peur d’exister et de mourir ? Quel piètre « retour sur investissement » ! Comment le Créateur d’un monde aussi grandiose peut-Il quémander des bribes de gloire aussi mesquines ?
— Je sais, dit Dieu : cela semble incroyable, et c’est justement ça, ma faiblesse. Faut qu’on Me dise qu’on M’aime, faut qu’on Me le répète. C’est ma nature. Je suis Double. À la fois un Géant qui mugit et un bébé qui soupire. Un démiurge cosmique, un pleurnichard comique, et…
Il se tut, réprimant une larme.
— Quoi qu’il en soit, je note que Tu t’exprimes très bien, dit l’Homme après un long silence, pour réconforter l’Éternel.
— Je remarque que toi aussi, concéda gentiment Dieu.
— C’est sans doute que nous sommes des spécialistes du verbe.
— Pardon, dit Dieu : je ne suis pas « un spécialiste du verbe », je suis le Verbe moi-même.
— J’en conviens, dit l’Homme de lettres. C’est aussi pour cela que ton amour d’autrui se teinte si souvent de narcissisme.
— Que dis-tu ?
— Oh, rien. Nous parlions de ta dualité, je crois.
— Je suis double en effet, reprit Dieu. Comme toi, mon ami. Je suis forcément à l’image de la créature que j’ai conçue à l’image de moi-même.
— Étonnant, non ?
— Tu l’as dit : ma dualité m’étonne sans cesse. Il y a là comme un mystère. Au point que, si je me laissais aller, j’adhérerais plus volontiers au manichéisme qu’au christianisme.
— Vraiment ?
— Il me semble que…
— Tu crois ?
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Ici s’arrête, hélas, cette retranscription. Le vent, ayant tourné, emporta leurs paroles.
Reste une certitude, confirmée par des théologiens dignes de foi : leur dialogue dura jusqu’à la fin des temps.
Le Songeur (01-10-2015)
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