J’ai lu quelque part qu’au début du 20ème siècle, il était recommandé aux jeunes médecins de se vieillir pour paraître compétents. Porter des lunettes (quoiqu’ayant une bonne vue), se laisser pousser moustache et barbiche (comme les poètes bien établis), exhiber un embonpoint postiche (pas besoin de silicone, des chiffons suffisent), et voilà comment les jeunes « pros » de la médecine conféraient de l’expérience à leur art, tout en abritant sous cet apparat leur stress d’avoir l’obligation de guérir… Les patients, édifiés, passaient eux-mêmes de la crainte à la confiance. Cette confiance indue contribuait à leur guérison. Et cette guérison finissait par persuader les praticiens de leur compétence, tant leur habit se révélait habile. Ils en venaient bientôt à se prendre pour ce qu’ils avaient fait semblant d’être. Et illustraient ainsi une loi très générale : dès qu’on se prend pour sa posture, on verse dans l’imposture.
L’exemple médical est un classique. Il était la cible de Molière, ainsi que toutes les formes d’hypocrisie sociale qui fondent leur autorité sur le costume (prédicateurs, maîtres, magistrats), et tout ce qui va avec : la gestuelle emphatique, le jargon sciemment abscons (le galimatias), la diction pontifiante (Jouvet dans Knock), les rituels d’appartenance aux coteries sociales qui vous appuient (il faut montrer patte blanche, mimer le style de son clan), sans parler des instruments et autres « objets-signes » qui environnent l’opérateur et servent à impressionner bien plus qu’à opérer. Rien n’a évidemment changé. Outre les postures médicales ou sacerdotales, la plupart des professions politiques, scientifiques ou parascientifiques, sociopsychologiques ou divinatoires, entrepreneuriales ou communicationnelles, artistiques ou culturelles, et j’en passe, obéissent plus que jamais aux mêmes mises en scène.
Je suis (vaguement) sociologue, ou psychosociologue. Je suis expert en phénomènes sociaux (qu’il s’agisse de d’interpréter l’inconscient collectif d’une communauté nationale ou d’animer la dynamique du moindre groupe). Avec ma teinture de mots freudiens et de novlangue communicationnelle (Freud, Jung, Bourdieu, Séguéla, et autres mystiques ès sciences humaines), je connais mieux les gens et leurs comportements qu’ils ne les connaissent eux-mêmes. Ce qui m’auréole d’une sorte d’autorité légitime de gourou bien tempéré. J’officie comme psy, comme coach, comme conseiller politique ou publicitaire, à chacun sa grimace établie. Dans mon cabinet particulier, je suis directeur de conscience socioprofessionnelle, habile à faire patienter les chômeurs au chômage. En public restreint, je parle peu, à l’exception de quelques questions vagues interpellant mon auditoire, et plus j’écoute en me faisant l’écho de ce que j’entends, plus j’impressionne. Il y a de longs silences, dans les réunions que je préside en un style étudié de gouvernance non directive. Ce qui ne m’empêche pas de dispenser à mes clients quelques petites recettes et autres tests enfantins qui suffisent à les contenter : c’est-à-dire à leur faire éprouver, en sortant de chez moi, le sentiment passager d’être enfin reconnus. Comme dit l’un des médecins-chefs de Molière : « Chacun s’efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque profit. » (L’Amour médecin, Acte III, Scène 1). À chacun donc de s’établir socialement, en cultivant sa posture/imposture.
Je suis Journaliste, petit ou grand qu’importe, l’essentiel est que je fasse corps avec l’événement, l’actualité, le jour d’aujourd’hui : ce qui s’y passe, ce qui s’y joue, ce qui s’y vit concrètement. Chasseur de scoop, je me sens héros en même que héraut du Réel tragique que je diffuse quotidiennement. Je suis le grand prêtre de l’Époque que je ne cesse de révéler au monde qui la vit : tout se passe par moi et avec moi, et gare à ceux qui vivraient en dehors de moi autre chose que ce que je leur apprends d’eux-mêmes ! Ma fonction de « pro » de l’info veut que je sois sans arrêt pressé et sur-pressé, et cette impatience même manifeste aux yeux de tous – autant qu’aux miens – mon importance de tout instant. Incarnant le pouvoir médiatique qui domine les démocraties dites modernes, je suis la Liberté. Ma posture est elle-même mon imposture.
C’est cette imposture médiatique qui consacre à son tour les figures bien établies de nos quotidiens prescripteurs d’opinion : l'Expert dit scientifique (qui n'hésite pas à pontifier sur ce qui n'est pas de sa compétence), l’Économiste patenté (grand maître de la Réalité incontournable, qui vous enjoint de respirer ce qui vous asphyxie pour la bonne raison que « C dans l’air » ), l’Intellectuel en chasse de micros, toujours plus ou moins philosophe-journaliste-éditorialiste, qui n’est ni de droite ni de gauche, s’insurge hautement contre les maux du monde et les tyrannies archaïques, tout en s’agrégeant aux grands groupes audiovisuels/industriels qui ménagent ces tyrannies et alimentent ces maux.
Loin de ce théâtre du monde, je suis écrivain moraliste. Tantôt j’analyse chez mes semblables la Vanité éternelle, ces grosses finesses de l’amour-propre qui s’insinue dans le cœur humain pour inspirer nos conduites. Tantôt je dénonce sans ménagement, chez mes contemporains, les intérêts de classes qui dictent leurs conduites, les complicités masquées qui en font des valets du capital, les opinions suspectes qui ne sont pas exemptes de relents d’extrême-droite, ou pire encore, les positions progressistes mais naïves susceptibles d’être récupérées par des courants fascisants. Je chausse les lunettes de la lucidité radicale, je joue au chirurgien scalpant la psyché humaine, je m’engage de toute ma rhétorique dans les bonnes causes, par des tribunes ou des essais. Je façonne, ce disant, de frappantes formules portant la marque étincelante de mon esprit frappeur. Tantôt je suis moraliste se croyant écrivain, tantôt écrivain se figurant moraliste. Mais que je me situe sur le plan éthique, politique ou esthétique, je gagne si bien sur tous les tableaux que mes postures humanistes sentent vite l’imposture prophétique.
Est-ce encore trop ? Je décide alors de fuir ces malhonnêtetés, je me retire dans l’humilité contemplative, je me définis comme simple « Songeur », et crois pouvoir respirer. Ah, que voilà une noble attitude ! Mais le Songeur n’échappe pas à la pose du Songeur, dès lors qu’il fait profession de l’être en publiant ce qu’il songe.
Certes, quand je me qualifie de songeur devant telle réalité, tel spectacle, telle idée, cet adjectif est l’écho sincère d’une impression vécue. Mais dès que je compose un texte à partir de ce que j’ai songé, avec tout ce que cet exercice suppose de façonnement et de fard, j’en viens à soigner le masque de ce que je crois être mon visage. En osant signer « Le Songeur », je joue au « JE » transcendant qui s’élève au-dessus des mêlées de la vie pour établir sur les choses (et sur ses lecteurs) l’autorité de son regard. J’entre dans l’imposture en prenant la posture, quelle que soit la distance humoristique avec laquelle je révèle ma fourberie. L’aveu du péché ne suffit pas à l’effacer... notamment lorsqu’on y persévère.
Il n’est sans doute pas coupable de se chercher une identité, de se signifier. Mais le langage est un piège. La plus sincère définition de soi, mêlant toujours ce qu’on rêve d’être au constat de ce que l’on est, une forme de posture-imposture. Dire « je », c’est fonder et entretenir le mythe de soi pour lequel on se prend (« Et moi, je me prenais pour moi », dit le bourgeois de Brel). C’est mouler ses émotions sur ce qu’il est convenu de ressentir, cette tricherie quotidienne (« Mentir, ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous les jours pour simplifier la vie », écrit Camus). C’est arborer, sciemment ou non, des signes de Soi qui vous déguisent en un Autre très respectable (ce que Barthes reprochait à la « figure » de l’Abbé Pierre déguisé en saint François : « le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. »)
Ainsi, en quelque domaine où l’on s’engage, où l’on s’exhibe pour exister, l’authenticité nous fuit. Ce qui n’est pas, bien sûr, une raison pour y renoncer. Simplement, être authentique aujourd’hui, c’est en toute chose tendre vers la moindre imposture. Et pour l’écrivain honnête, tendre vers le zéro de la posture. Autrement dit, le zéro du « Moi Je »…
Au risque de s’acheminer tout doucement vers le silence.
Le Songeur (08-10-2015)
(Jeudi du Songeur suivant (71) : « SUIS-JE MORT, OUI OU NON ? »)
(Jeudi du Songeur précédent (69) : « LE BUVEUR DE GLOIRE »)