Je songe à l’incongruité de ce poncif médiatique, idéal anonyme de ceux qui n’en ont pas : devenir soi-même. On n’a pas à devenir « soi » puisque celui-ci est, par définition, le constat de ce que l’on est devenu. Je suis à tout instant la totalité de moi-même : passé, présent, avenir (potentiel). Je suis en permanence ce que je deviens, quoi que je devienne.
Une enfant de 7 ans, à qui je demandais bêtement Qui es-tu ?, me répondit simplement : Je suis celle que je suis. Du plus profond de sa sagesse, parvenue à l’âge métaphysique, elle avait tout compris. Comme elle se sentait à tout moment elle-même, elle n’avait pas à se forcer pour le devenir. Certes, elle pouvait avoir envie de devenir différente de ce « soi » provisoire. En ce cas, la bonne formule eût été devenir autre, ou une autre. Et cette évidence vaut pour chacun. À chaque nouvel instant que l’on vit, l’on devient bon gré mal gré un autre, et cet autre est à nouveau « soi ».
On comprend bien, on partage même, ce sentiment d’incomplétude qu’éprouve celui qui dit vouloir « devenir lui-même ». Il se sent porteur d’un moi virtuel, inexprimé, inhibé par l’éducation ou brisé par les circonstances. Il rêve d’un retour-arrière à ce qu’il croit avoir été, à l’essence fictive qu’il suppose à la base de sa personne, et qu’il aurait été empêché d’accomplir. Mais c’est la grande illusion. Ce « je » hypothétique n’est qu’un « être ça » freudien, grouillant de pulsions contradictoires (primaires, instinctuelles, indifférenciées). À partir de là, le « moi » est toujours en construction : il n’est pas un « moi » tout fait qu’il s’agirait de redevenir, il est ce qu’il devient en exerçant sa liberté. Notre essence n’est pas au début mais au bout de notre existence...
Cela suppose l’élaboration progressive d’un « idéal du moi », qui me conduit à faire prévaloir certaines de mes virtualités sur les autres. J’ai à choisir parmi les déterminations contraires qui s’exercent sur « moi », j’ai à trier parmi les potentialités de mon être, et donc à élaguer celles qui me renvoient une image méprisable de moi-même. Devenir soi, c’est éliminer certaines parts de soi. Celui qui dit « Enfin, je suis devenu moi-même » pense sans doute devenu moi-m’aime…
Devenir soi-même, ce n’est donc pas assouvir une pluralité de désirs demeurés virtuels. Si l’expression a un sens, c’est au contraire pratiquer une ascèse de soi centrée sur un idéal personnel. Les renoncements qu’implique cette maturation ne sont guère prisés de l’hédonisme contemporain, pour qui l’être soi ne saurait supporter la moindre limite.
Tel est pourtant le prix du bonheur, aussi bien collectif que personnel. Car les maux qu’entraînent les quelques frustrations de nos désirs ne sont rien au regard des fléaux qu’engendrerait leur pleine satisfaction.
Le Songeur (27-02-14)
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