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Les Jeudis du Songeur (54)

POUR UNE DYNAMIQUE DE L’IMMOBILISME

Ayant fait paraître cette semaine un petit article sur le bougisme*, fléau du monde moderne, je songe tout à coup que j’ai omis de proposer des remèdes au mal que j’ai décrit. C’est bien de fustiger, encore faut-il positiver. Que faire donc, contre ce bougisme ?

Eh bien, réhabiliter l’immobilisme… avec la plus grande vigueur.

Premier atout de taille : savoir que, lorsqu’on fait du sur-place, on se délivre ipso facto de l’illusion d’avancer. Un grand bonheur !

Secundo : celui qui entre en immobilisme, s’il trouve pénible de ne plus bouger, a toujours la ressource de faire machine arrière. Rétropédaler dans la mauvaise voie, voilà le seul bougisme positif. Qui ne sait reculer finit vite dans l’impasse. Le monde moderne ferait bien d’y songer.

Tertio : un immobiliste convaincu n’est pas pour autant dogmatique. Il s’autorise, épisodiquement à changer certaines choses dans sa vie, notamment les quelques outils ou objets quotidiens qui ne marchent plus du tout. Ce sera exceptionnel. Car la règle doit être de conserver absolument tout ce qui est « vieux » et qui fonctionne encore. Celui qui jette trop tôt ce qu’on lui dit obsolète… risque fort d’être jeté lui-même bien avant son âge de péremption.

S’il en faut davantage pour confondre les sirènes du suivisme de masse, l’immobiliste fera remarquer qu’à force de changer sans cesse ce qui vient d’être changé, les bougistes reviennent toujours à la situation initiale. Le processus a la fatalité des automatismes militaires. À tout moment, l’Adjudant du changement vous dit : Quart de tour ! Vous obtempérez. Mais sitôt fait, l’Adjudant vous clame à nouveau : Quart de tour ! Vous obéissez. Mais il réitère une troisième fois son ordre : vous de même. Si bien qu’au quatrième tour, vous êtes revenus au point de départ. C’était bien la peine de bouger !

Certes, vous atteignez ainsi l’agitation durable, ou si vous préférez le mouvement immobile, celui de la toupie. Mais quel gâchis énergétique, si l’on compare à l’immobilisme, qui parvient au même résultat avec une remarquable économie de moyens !

Et puis, si l’on élève le débat, il faut bien observer qu’en toute logique, le culte du changement ne peut pas ne pas aboutir, au final, à changer la notion même de changement. Or, changer l’idée de changement, c’est célébrer le retour à l’identique. Ainsi les adversaires de l’immobilisme finissent-ils par rendre hommage à ce dernier.

Mais c’est sans doute en matière de littérature que l’immobilisme donne la plus éclatante preuve de sa fécondité. La Bruyère l’avait observé : « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis […] qu’il y a des hommes, et qui pensent. » Donc, nous nous répétons. Et pourtant, lorsqu’on songe au nombre incroyable de chefs-d’œuvre qui furent écrits depuis 350 ans, lesquels ont dit les mêmes choses que ceux qui les ont précédés, on est stupéfait de la puissance créatrice de l’immobilisme. C’est en se répétant qu’on innove ! Moi-même, voilà 50 ans que je rabâche et radote – non sans les délices de l’insuccès – pour illustrer les bienfaits de l’immobilisme. Ce que j’écris aujourd’hui, que vous croyez nouveau, n’est qu’un copié-collé de textes antérieurs. Vous l’aviez deviné ?

Ma conclusion est simple. Tout ce qui reste sur place, que l’on croit immobile ou répétitif, est en réalité infiniment varié et mouvant. Le moindre événement naturel, le jour qui se lève par exemple, est toujours nouveau pour qui sait le vivre sans bouger. Contempler les nuages suffit pour voyager immobile. Marcher le plus lentement possible fait naître à vos yeux la prodigieuse complexité du réel. Alors, chaque jour, foulons sans fin, en boucle, les allées de notre jardin !

Après quoi, pour nous changer les idées, nous nous accorderons une petite sieste.

Le Songeur immobile  (2-04-15)


* Dans le mensuel La Décroissance de ce mois d'avril 2015. Il s'agit d'une critique radicale du bougisme actuel, qui déracine les êtres et pervertit les valeurs. À lire ici, si le cœur vous en dit.


(Jeudi du Songeur suivant (55) : « IL FALLAIT Y PENSER »)

(Jeudi du Songeur précédent (53) : « L’ENNEMIE INTIME »)