LE BOUGISME SANS ENTRAVE
Bouger. Il faut bouger. Il faut se bouger. Où êtes-vous allés cet été ? « Avec le TGV, cédez à l’envie de partir... » Impossible, donc, que vous n’ayez pas cette envie. « C’est nouveau, ça vient de sortir ». Ce qui ne « sort » pas, ce qui reste, ne sera jamais nouveau.
Si par hasard, lors d’un congé, vous restez chez vous, ne dites pas que vous n’avez pas bougé. Dites : j’ai fait du tourisme de proximité. Je n’invente rien, c’est dans le magazine Esprit de Picardie. Il vous invite à « découvrir ce qui est à deux pas de chez vous », mais nomme cette pratique « nouveau tourisme de proximité ». On a encore le droit de faire le tour de son village (ou de son quartier), mais à condition de présenter la chose en termes de tourisme et de mobilité. Voilà comment se propage, dans le discours anonyme, l’impératif quotidien d’hyper-mobilité, le bougisme, qui vire bientôt à l’addiction.
Comme beaucoup d’impératifs ambiants, le devoir de circuler se justifie d’abord dans le discours comme un droit. Tout individu normalement constitué n’a-t-il pas besoin de bouger ? La mobilité, voyons, c’est la vie ! Or, les technologies modernes nous offrent toutes sortes de déplacements possibles, réels ou virtuels, par la voie des airs ou les autoroutes du Web. Alors, puisqu’on le on peut, on le doit. Qu’on vous propose un séjour au Maroc, ou qu’on vous impose de quitter votre emploi à l’occasion d’un plan social, il faut changer de lieu. Il faut changer parce que tout change : le constat devient valeur. Un même ordre régit votre envie de bouger, les mutations de la nature et les délocalisations nécessaires à la compétitivité. Ainsi se donnent la main l’imaginaire du bougisme touristique et les pratiques du bougisme entrepreneurial (celui qui déplace les gens comme des pions). Tout bouge, tout devient, adaptez-vous ! « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? » (Laurence Parisot, 2005). Si vous voulez faire carrière (quelle idée !), ne restez jamais plus de 3/4 dans le même poste ou le même lieu. Le principe du bonheur mondialisé, c’est l’aptitude à s’auto-délocaliser. À être dans le mouvement, puisque tout est mouvement.
Ce discours qui porte à la fois sur l’Espace (bouger) et sur le Temps (changer), est symptomatique de la Modernité. Il est l’expression de l’idéologie du changement, laquelle sévit dans tous les domaines. L’homme moderne, c’est l’homme qui change. Comme à chaque instant l’homme change de temps (ô vie précaire !), il ne saurait s’enfermer dans les mêmes lieux. L’idéal, c’est de multiplier les déplacements, et la vitesse de déplacement. La honte, le malheur, c’est de faire du sur-place, de demeurer, d’être un « demeuré ». Le grand Rêve, que l’ère numérique croit pouvoir réaliser, c’est d’être au même instant dans tous les lieux, pour être en contact, « en temps réel », avec tout ce qui se passe dans le monde. « En temps réel », quelle expression, lorsqu’on y songe ! Seul l’Instantané serait le Temps, et tout le reste, pure durée fictive ! Il y a dans ce rêve quelque chose de fou, à quoi certains résistent. Mais tout est fait, dans le discours dominant, pour les discréditer ou les faire taire.
Racines du bougisme
Cette idéologie récurrente n’est pas le fruit d’une génération spontanée. Elle résulte d’une pédagogie de la soumission qui, depuis 30 ans, mystifie l’Opinion de ses trois sophismes : le sophisme de l’inéluctable, le leurre de l’évolution-progrès, l’intimidation majoritaire.
1/ Le sophisme de l’inéluctable consiste à dire que, quelles que soient vos réserves à l’égard des réalités sociales ou politiques nouvelles, vous ne pourrez rien contre elles. Parce qu’elles sont la modernité. C’est inéluctable. Vous devez suivre ce que vous ne pouvez arrêter. C’est ça, le changement, toujours à sens unique. Déjà, en 1974, V. Giscard d’Estaing en proposait l’énoncé-modèle : « Le changement, pourquoi ? Parce que le monde change, parce que le temps change, parce que vous changez et que la politique française doit s’adapter à ce changement ». La même tautologie sera reprise par le CIC (« Parce que le monde change »), par EDF (« Le monde change. EDF doit changer »), et par bien d’autres.
Paradoxalement, c’est l’idéologie du changement qui, seule, ne « bouge » pas : elle revient en boucle. Le comble de la mobilité, c’est de tourner en rond. Il faut changer, et encore changer ce qu’on vient de changer : vos meubles, vos partenaires, votre logo (« Ma maison et moi, on adore le changement »). C’est la loi. Voyez les USA. Voyez la Chine. Parce que de toute façon « les OGM, on y viendra »… Et le gaz de schiste aussi. Parce que l’époque. Parce que l’Europe. Parce que ce nouveau Traité est une « étape historique ». Parce que, Messieurs les Décroissants, on ne peut revenir en arrière. Parce qu’il faut réformer, donc libéraliser. Circulez, il n’y a rien à voir ! Rhétorique d’autorité : pas question de regarder où l’on va. Positiver, c’est suivre.
2/ Car, second sophisme : toute évolution est nécessairement un progrès. Non seulement on n’arrête pas le progrès, mais ce qu’on ne saurait arrêter est forcément un progrès. Qu’il s’agisse des coupures de films par la publicité, d’innombrables gadgets supposés « innovants », de l’électricité nucléaire, de la privatisation des espaces publics ou des fonctions publiques. Toute mutation est positive, même si elle vous est si elle est douloureuse, chers prolétaires. Toute critique de cette modernité, corollairement, découle d’une nostalgie passéiste. C’est déjà dans les mots : qui ne suit pas l’évolution n’est pas « évolué ». Le passé, c’est dépassé. « Coincés » sont ceux qui ne veulent pas « changer » – d’objets (privé), de partenaires (sexuels) ou de système (social) – sous le fallacieux prétexte qu’ils leur donnaient satisfaction. Même dans l’ordre des œuvres de l’esprit, tout ce qui se produit aujourd’hui est toujours meilleur que ce qui était réputé hier. Adieu Kant, vive Bernard-Henri Lévy.
À celui qui refuse la règne du « tout nouveau, tout beau », on réplique par des alternatives absolues de type : le nucléaire ou la bougie, l’ultralibéralisme ou l’ordre stalinien. Le récalcitrant se voit infliger un constant devoir de rattrapage. Les politiciens, en s’accusant mutuellement de n’être pas « dans la modernité », renforcent ce préjugé. La politique ne se juge plus sur la validité effective de son projet, mais sur son apparence plus ou moins « innovante » (ou passéiste). Mais qu’est-ce qu’un candidat qui me promet de « changer d’avenir » ? Et pour qui me prend Mme Aubry en me chantant (en 2010) : « Avec moi, il y aura deux changements en un : une femme à l’Élysée, et une femme de gauche. » ?
3/ Troisième « argument », qui n’en est pas un : il faut changer parce que tout le monde est pour le changement. Quel que soit le sujet dont on débat (politique ou sociétal), les promoteurs du changement allèguent toujours d’écrasantes majorités, « révélées » par des sondages. Le minoritaire est aussitôt discrédité, puisque la majorité, en tout domaine, a toujours nécessairement raison. Il doit bouger avec elle, c’est-à-dire suivre, s’adapter aux changements, venus on ne sait d’où, mais supposés consensuels. Il est interdit au citoyen moderne de penser contre le grand nombre. Et l’on assiste au paradoxe d’une tyrannie du consensus qui ose reprocher à l’opposant d’être « anti-démocratique » !
Or, le plus souvent, cette majorité invoquée n’existe pas. Elle est le fruit d’un chantage médiatique. Le « changement » en question est promu et « vendu » comme un produit déjà adopté par le grand public, déjà désiré parce que signe de modernité. L’appel au consensus fictif fait alors vaciller l’individu qui finit par céder au mimétisme réel. C’est en jouant de l’instance mimétique que l’injonction au changement se fait prophétie auto-réalisatrice. Le minoritaire rejoint le troupeau, par crainte d’être ostracisé. À chacune de ces conversions forcées, on l’assure qu’il opère un renouveau personnel. Deviens ce que tu es ! Car « l’’être soi », partout mythifié, ne s’atteint qu’en revêtant la chemise unique de l’ordre collectif.
De l’avenir qui en résulte
Vaste duperie ! Car les apôtres du bougisme n’appellent qu’à des changements conformes. Nous sommes dans « une époque qui valorise le changement en soi afin d’imposer le sien », observe à juste titre Bernard Charbonneau1. Quand on vous prescrit de voyager, faire du tourisme, ce n’est pas pour découvrir réellement d’autres lieux, rencontrer d’autres cultures, et vous enrichir de leurs différences : celui qui bouge ne voit rien. C’est pour vous agiter avec tout le monde, c’est pour vous donner l’illusion d’être des électrons libres (dont la nature physique est d’ailleurs de suivre le « courant » dominant), c’est pour vous faire fluctuer au lieu de vous laisser penser et grandir.
Mais voilà : celui qui bouge veut imposer sa mobilité de peur que celui qui demeure mette en cause la vanité de ses déplacements. Les sirènes de la mutation ont toujours pour objet de vous faire entrer dans leurs moules. La grande peur des faiseurs de modes, c’est que vous refusiez « d’être de leur temps ». Les prescripteurs d’opinion veulent avant tout museler la pensée critique. Penser, c’est « se prendre la tête »…
En vérité, penser, c’est toujours échapper au vertige de l’immédiat. C’est trouver dans les racines du passé ou les invariances de notre condition, une capacité de résistance sociale et politique aux forces qui déterminent nos situations actuelles. Là est le vrai voyage, celui qui met réellement à distance du « bonheur conforme ». Pas de ça, clament les bougistes !
Il y a quelques années, un présentateur de TF1 ironisait sur un sujet de Bac Philo : « Penser et avoir une opinion, est-ce la même chose ? Pour lui, penser, c’était ratifier des opinions d’autant plus justes que massivement reçues. Vive la mobilité cérébrale qui consiste à cumuler des opinions dont on change. Penser, c’est changer d’idées-opinions. Au fil des modes, des débats à la mode, c’est exhiber des opinions, les quitter pour d’autres, s’en passionner, en rire, alterner la fureur et la dérision, puis les mettre au sale en fin de semaine, pour en revêtir d’autres bien repassées… Voilà de la pensée qui bouge !
Mais c’est toute l’existence humaine que le bougisme vide de son authenticité.
« Dans un monde qui bouge, l’immobilisme est un désordre », déclarait Maurice Lévy, patron de Publicis (Le Monde, 17-02-2004). Il pourfendait ainsi les rebelles anti-publicitaires. À quoi l’on répondra : « Dans un monde qui bouge, l’hyper-mobilité transforme le désordre en chaos ». Or, c’est bien ce chaos que produit aujourd’hui le chantage au changement et le bougisme institué. L’idéologie médiatique, branchée sur l’actualité (« l’actualité qui bouge, l’actualité qui change », dit le Nouvel observateur) précipite les gens dans un désordre conforme où il est impossible de donner Sens à l’existence. Où des générations flottantes, privées de pères et de repères, alternent entre l’indignation et le suivisme face au tragique du monde, sans jamais pouvoir s’opposer durablement aux puissances techno-économiques qui à la fois formatent leurs modes de vie et minent leurs capacités de pensée.
Détaillons un peu le programme de ce bougisme institué :
- Vos consommations, vos envies doivent changer à tout instant, l’une chassant l’autre. Vous devez, pour vous sentir vivre, renouveler vos produits, en écoutant les publicitaires qui « boostent » votre envie d’envies. Parmi celles-ci, au niveau « culturel », ne manquez pas de « croquer à pleines dents » les fleurons de l’audiovisuel (films, feuilletons, émissions « grand public », albums, stars à la mode). Tout en zappant. Bouger, c’est zapper.
- Vos relations avec autrui ne pouvant pas durer, sous peine d’ennui, multipliez vos contacts : seule compte leur somme. Démultipliez-vous vous-même. Vivez tout tout de suite : qu’aucune « fidélité » ne vous freine. Déracinez-vous pour mieux flotter. Oubliez l’instant qui passe au profit de l’instant qui vient. Cueillez dès aujourd’hui les roses de demain. Le plaisir, c’est de changer de plaisir. Répéter, c’est mourir. La mémoire tue l’avenir.
- Au fil de vos changements, changes et échanges, donnez-vous toujours des règles éthiques, mais sans hésiter à les modifier souvent. Des grincheux crient à tort : il n’y a plus de morale ! C’est faux : des morales, nous en avons de plus en plus, pour chacun et pour tous, et toutes provisoirement durables. Dans un monde qui bouge, les valeurs bougeant elles-mêmes, se sont multipliées ! Quitte à être contradictoires ou interchangeables, comme l’est votre propre nature. Par exemple, en matière de vie amoureuse, vous pouvez vous définir comme résolument homo, résolument hétéro, résolument travesti, ou tout cela à la fois, et/ou successivement. Vous pouvez (et donc devez), en respectant la Loi de vos désirs, oser tous les lieux propices et toutes les positions spatiales (Orange-Tendance : « Quick sex, oserez-vous y succomber ? »). Il suffira d’être clair avec vos partenaires, sauf si bien sûr leur préférence est à l’ambiguïté. Les ailes du désir sont faites pour papillonner. Bouger, c’est progresser, donc transgresser. Vous pouvez même, suprême transgression, oser la fidélité, puisqu’une relation durable ça change la vie ! Le seul impératif, catégorique, c’est d’être fidèle à soi-même. Mais en sachant que ce « moi » ne cesse de varier...
- Et justement, vos identités étant multiples (réelles/virtuelles), vous devez toutes les essayer, les cumuler. Devenir ce que l’on est, c’est cumuler les « moi je », les « j’aime ça », les « je déteste ça » (« Moi, la neige, j’adore », « Moi, je suis contre le racisme »). Exhibez-vous, car vous n’êtes que ce que l’on voit de vous. Mutez à chaque instant ! Soyez stars avec les stars, animaux avec les animaux, zombies avec les zombies. Déménagez sans fin au sein d’un monde qui déménage lui-même. Rejoignez les courants, bourdonnez avec les buzz au fil des non-événements, plongez à corps perdu dans le grand fleuve sans rives qui vous emporte vers la mort, au sein d’une planète qui sombre.
En attendant, dansez avec les Loups, chers troupeaux de moutons !
François Brune (texte paru dans La Décroissance, n° d’Avril 2015)
N.B. L'analyse du présent article n’est pas sans rapport avec le propos hebdomadaire du Songeur, qui célèbre la fécondité de l’immobilisme (jeudi 2 avril, n° 54).
1 Bernard Charbonneau, Le Changement, p. 8.