Tout le monde en souffre, et aucun esthète ne la supporte : il s’agit de l’immodération verbale. Le moindre graphomane, quel qu’il soit, devrait s’obliger à faire court, et les pouvoirs publics à taxer les impénitents1. Voici les faits :
1/ Les arbres ont une autre vocation que de servir à produire de la pâte à papier. Il convient de les protéger pour embellir le monde, dé-carboner l’air que nous respirons, devenir charpentes pour cathédrales incendiées, et j’en passe.
2/ Le Ministère de l’écologie, en lien avec le Ministère de la Culture, alarmés devant la profusion de livres à gros tirages dont le nombre de pages ne cesse d’augmenter, a décidé de sauver nos forêts du ravage de coupes sombres qui en résultent, avec les conséquences néfastes, multidimensionnelles, qu’on n’a pas de peine à imaginer : fatigue des yeux, fuite de lecteurs, ennui des futurs bacheliers, raréfaction de l’oxygène public, dessèchement chronique du palais des patients amenés à trop bâiller en lisant.
3/ La décision a donc été prise de pénaliser cette gabegie à tous les niveaux. Et en particulier de pousser les éditeurs à freiner leurs auteurs prolixes, en prélevant sur leurs droits des pourcentages calculés au prorata de leurs excès de prolixité.
4/ Selon certains experts en effet2, dans la production graphomaniaque de l’ensemble des manuscrits modernes, on peut estimer à 33,5% le nombre de signes, espaces compris, dont on pourrait faire l’économie en élaguant les textes coupables d’obésité. Une saine taxation des auteurs profus/confus/diffus permettrait alors de financer des séminaires d’élagage pour professionnels de l’écriture, écrivains en herbe, amoureux du livre, tous apprentis virtuels en devoir d’apprendre à faire court, en devant suivre des stages de concision/circoncision, osons le dire.
5/ Au niveau de l’édition globale, il s’avère impératif de contrôler le « droit d’écrire », à la façon dont le législateur l’a fait pour le droit de conduire. Tout écrivain potentiel serait gratifié d’un « permis d’écrire » à points, calqué sur le fameux « permis de conduire » de l’automobiliste lambda. Tout manque de concision ou péché de surabondance linguistique coûterait un ou plusieurs points à l’auteur, selon la gravité du délit, jusqu’à ce qu’il lui soit carrément interdit de publier. Au cours des émissions littéraires, les nouveautés de la rentrée seraient toutes cotées en fonction de leur économie verbale. Les critiques eux-mêmes seraient invités à ne pas s’étendre dans leurs appréciations ou condamnations, car il faut, en toute chose, d’abord montrer l’exemple. Les comités de lecture des grands éditeurs recruteraient des spécialistes de la concision, aptes à résumer ou élaguer les manuscrits des auteurs prolifiques, pour obliger à « faire court » quiconque se pique d’écrire. Le rachat de « points » serait autorisé aux rédacteurs de bonne volonté, mais les éditeurs eux-mêmes n’échapperaient pas à la taxation, au prorata de l’immodération verbale des cavaliers de leurs écuries. Une révolution pour le monde éditorial, qui se devrait d’être suivie dans d’autres langues que la nôtre.
6/ Pour n’être pas trop abstrait, je vais rappeler ici un exemple personnel de concision qui fut apprécié. Dans un texte d’une dizaine de pages sur le thème du couple : j’avais un jour expliqué que le véritable amour, loin de poursuivre la jouissance continue et sans entraves, au risque de fatiguer les couples ou les pousser à l’infidélité, ne devait plus désormais reposer que sur une communion des âmes susceptible de résister aux ravages du temps ; l’idée était valide, mais mon propos un peu longuet. Aussi avais-je remplacé mon homélie par la formule toute simple que voici :
« On juge un amour à ses fruits, et non à ses frissons. »
Restait à trouver une formule assez courte pour signifier dans le même esprit tout ce que je viens de d’écrire au sujet de l’urgence de protéger les forêts de coupes sombres et les lecteurs cultivés d’indigestion littéraire.
La voici donc, telle qu’elle vous eût permis d’économiser les trois minutes que vous venez de perdre en me lisant :
Mieux vaut élaguer les textes que de déboiser nos forêts.
C’est peut-être ça, la concision.
À vous d’en juger.
Le Songeur (20-02-2025)
1 Cette idée n’est pas de moi : je viens simplement d’être contacté par un grand éditeur, en tant que spécialiste de la concision, pour des missions d’inspection verbale, au service d’une cause salutaire.
2 Bien entendu, je tairai ici mes sources.
(Jeudi du Songeur suivant (374) : « UN FOSSILE QUI S’IGNORE… » )
(Jeudi du Songeur précédent (372) : « LE TEMPS DU MERCI » )