AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (371)

TRANSMETTRE

Je songe, après vingt trois ans de retraite, que je commence seulement à mesurer ce qu’aurait pu être, au sein de l’Éducation nationale, ma profession de transmetteur. Je n’en fus vraiment que l’apprenti. Ai-je malgré tout mûri mon métier, l’expérience aidant ? Je n’en sais rien. Par chance…

Par chance, le ministre l’ignorait aussi. Il me rémunérait comme si j’eusse été compétent. Je n’ai donc pas protesté : j’ai fait comme si. De grâce, n’en parlez pas en haut lieu : il se pourrait qu’on en prenne prétexte pour ponctionner rétroactivement ma maigre pension…

Où donc est le problème ?

En ceci : si je donne l’impression d’avoir réussi ma « carrière », je suis toujours la proie de deux certitudes contraires :

1/ Bien transmettre, c’est s’effacer le plus possible pour offrir à l’autre la connaissance la plus objective, nette et sans bavure, de ce qu’on doit lui faire passer ;

2/ On ne transmet jamais autre chose que « soi ». Transmettre, c’est toujours « se » transmettre.

Mais alors, que suis-je pour oser « me » transmettre ?

*

La Transmission est toujours une mission. En tant que telle, elle requiert rigueur et ascèse de soi. Il faut d’abord avoir dûment acquis ce qu’on prétend communiquer, sans oublier qu’on n’a jamais fini d’apprendre ce qu’on se charge de transmettre. Cela suppose labeur et probité.

Et puis, ne serait-ce que techniquement, il faut ensuite, en permanence, rendre clair et net le « canal de transmission » qu’on se trouve être soi-même. Ne pas obstruer ce canal que je suis de mes affects narcissiques. Éliminer du message que je délivre la « friture » de mon ego qui le brouille. Le maître n’est pas là pour se raconter ou se faire valoir, mais faire passer ce qu’il est lui-même supposé maîtriser : un savoir ou un savoir-faire, une technique, une capacité, un art, une vertu, une qualité morale (une valeur, une « foi en »). Transmission qui culmine dans l’exigence finale : « apprendre à apprendre », et en soigner le goût. Conduire l’autre à cette abnégation de soi qui, seule, lui permet de devenir son propre maître, c’est-à-dire libre.

Il n’y a pas, dans ce travail, de place pour la complaisance. On ne peut exiger d’autrui sans exiger de soi. Le transmetteur ne peut frelater, en les communiquant, des connaissances qu’il aurait mal maîtrisées. Ni accepter de son « public » un acquis trop superficiel. À l’opposé du démagogue, le pédagogue doit savoir ne pas plaire pour demeurer vigilant.

On rêve de ces maîtres à la probité inflexible, tournés vers le bien de l’enfant par delà même l’appétence de celui-ci (comment saurait-il ce qui convient à son être profond ?), qui se dévouent à la tâche sans y chercher la gratification d’un succès facile. On ne saura jamais rien de leur vie privée, de leurs bonheurs ou de leurs drames. Ils ne cherchent pas à séduire l’enfant mais à le faire grandir. Ils ne cherchent pas à « se faire aimer » puisque ce « retour sur investissement », s’il a lieu, n’aura de sens que longtemps après, en provenance de sujets libres, conscients de ce qu’ils lui doivent. On se souviendra du fameux propos d’Alain : « L’enfant vous sera reconnaissant de l’avoir forcé, il vous méprisera de l’avoir flatté. »

Gloire donc à l’amour sévère des Instituteurs de la IIIe République, qui instituaient le « citoyen » au cœur de l’enfant. Gloire à la ténacité des maîtres de musique, même moqués, qui imposaient à de jeunes talents, pour les faire éclore, le labeur des gammes et les rigueurs du solfège. Gloire à l’obscure patience de ces « saints prêtres » qui, inlassablement, exhortaient les adolescents à cultiver un Idéal qui les conduise au dépassement de soi. Gloire aux militants qui enseignent à leurs camarades la fraternité au sein de la lutte. Gloire aux formateurs bénévoles qui, dans d’obscurs cours du soir, combattent l’illettrisme pour donner aux plus pauvres la capacité de se défendre. Gloire à tous ces éducateurs qui, sans se soucier du culte de leur personne, préfèrent transmettre l’amour… du travail bien fait.

« Ah mais ! », diront certains, « comme ils devaient être ennuyeux, tous ces transmetteurs qui n’ont jamais su se faire communicants ! »

Le croyez-vous ?

En vérité, ceux d’entre eux qui pouvaient « ennuyer » leurs auditoires étaient surtout ceux qui s’ennuyaient eux-mêmes en ne « vivant » pas vraiment ce qu’ils avaient charge de transmettre.

Et ceux qui « franchissaient la rampe », tout en pratiquant l’abnégation de soi, étaient d’autant plus présents qu’ils aimaient… ce qu’ils faisaient. Ils en vivaient, tout simplement, et ainsi, leur transmettaient la meilleure part de ce « vivant » qu’ils étaient.

*

Si bien que sous cette attitude impersonnelle, supposée recommandée aux maîtres d’autrefois, j’en viens à penser que se produisait au contraire une autre forme de présence, sans la vanité des exhibitions d’aujourd’hui (car elle avait aussi parfois son « théâtre »).

Quoi que l’on fasse, on est toujours dans tout ce que l’on fait. Si l’on ne fait rien, on n’est rien. Si l’on s’ennuie dans ce qu’on fait, on ennuie. Il est impossible de soustraire son équation personnelle, son équation existentielle, de l’acte de transmission. Si on l’épure, elle s’imprime en creux dans cette ascèse. Elle sera toujours plus ou moins ressentie / pressentie par l’auditoire, qui en recevra l’impression et la valeur : c’est-à-dire, sous la leçon, le mode d’être, l’exemple humain, le modèle d’humanité.

Plutôt que de feindre l’impersonnalité, il faut assumer l’inévitable « transmission » de soi qui accompagne toujours la moindre tâche éducative.

Je m’étais senti coupable, il y a quelques années, en retrouvant d’anciens élèves qui se souvenaient de mes cours avec agrément, tout en oubliant presque totalement les auteurs dont je leur avais parlé. « Comment, dis-je, vous avez oublié mon cours sur Pascal ? » À quoi bon faire la clarté en cours, s’ils se souvenaient de l’éclaireur mais non de l’objet éclairé !

Par chance, je n’avais pas oublié, moi. Ils avaient sacrément révisé à l’époque. Leurs notes à l’oral de français donnaient à penser qu’ils avaient appris. Il devait bien leur rester quelque chose : ce qui reste quand on a tout oublié… qu’on nomme la culture !1

Je me remémore mes débuts, et la façon dont j’intervenais. Ou plutôt, dont mes élèves percevaient ma « manière d’être » en cours. Je venais pour transmettre, mais cela ne me dispensais pas d’exercer une certaine autorité. L’autorité de la clarté d’abord, base de la compétence qu’on attend d’un « maître » : faire comprendre (expliquer, expliciter, et puis recommencer)… Mais cela ne suffit pas. Encore devais-je faire sentir la nécessité, pour eux, de ma fonction. N’étant pas du genre 0derint, dum metuant2, ma présence devait signifier le bien fondé de mon métier (prof de lettres), et l’importance de ma mission : transmettre. Mon abord disait à mes élèves : je ne suis pas là pour vous fouetter, mais pour vous ouvrir à ce qui m’a ouvert, pour vous aider à vivre de ce qui m’aide à vivre. Cet engagement devait être perçu, sans évidemment être clamé. J’étais bien là pour faire parler les auteurs qui me parlaient, me faisant témoin, passeur, de la culture qu’ils illustraient. D’où ce personnage, peut-être étrange, qui tantôt osait le ton de la ferveur, tantôt l’humour distancié (il lui fallait bien protéger sa fragilité), tantôt un certain courroux à l’égard de ce qui, en eux, refusait de s’éveiller au patrimoine humain. Si je jouais parfois à l’impassibilité professorale, j’étais la plupart du temps incapable d’extirper ma « présence » de mon discours, toujours plus ou moins « fraternel » par sa chaleur et « paternel » par sa mission. Du moins, dans les meilleurs moments…

Cette pratique est sans doute liée à la nature même de ma discipline, puisque la littérature est par essence témoignage, communication d’humanité, présence intense du « je » à l’autre. Qu’est-ce qu’un prof de lettres qui ne serait pas communicatif ? D’une œuvre qu’on étudie ou fait étudier, on ne transmet d’abord que ce qui passe par soi. Vanité des programmes actuels qui définissent les œuvres et les textes d’abord comme des « objets d’étude » ! Alors qu’ils sont toujours l’émanation de sujets qui témoignent ! Comment peut-on oublier la mystérieuse richesse sous-jacente à cette transmission, du « je » de l’auteur au « je » du lecteur en passant par le « je » du passeur ?

Comment pourrais-je enseigner Nerval si je n’en suis pas à ce point imprégné que ce n’est plus du Nerval « prêt-à-porter » que je professe, mais du Nerval dont j’ai tenté d’intégrer la dimension, « mon » Nerval à moi : mon « moi Nerval » en quelque sorte ?

Et si j’ai à transmettre Pascal, dans toute sa complexité, ce n’est pas un « Pascal en soi » impersonnel que je dois faire passer, mais bien ce Pascal pénétrant et discutable qui s’est frayé un chemin au plus profond de moi, au point de m’y défier !

Ce phénomène n’a plus rien à voir avec ce qui serait le « moi » narcissique d’un transmetteur cherchant à éblouir. Car ce « je » en moi qui se transmet avec l’objet de la transmission que j’ai pour tâche d’opérer, ce n’est plus l’« ego » au sens étroit et réducteur de l’individualisme régnant. C’est cet autre que je deviens partiellement en le transmettant, parce que j’ai à le transmettre aussi authentiquement que mon propre être en est capable.

*

Lorsqu’on y réfléchit bien, bien au-delà de la littérature, on ne transmet jamais que ce que l’on a reçu, et dont on a vécu la réception avec suffisamment d’intensité pour se sentir la vivre encore.

C’est vrai d’un art ou d’une technique d’artisan (un coup de crayon, une manière de faire dont on nous a enseigné la maîtrise) dont on perpétue la tradition.

C’est vrai d’une « valeur » qu’on ne saurait inculquer aux autres si on ne la vit pas soi-même. Honte à l’élu qui prêche les valeurs républicaines, non seulement lorsqu’il planque sa fortune « off shore », mais dès lors qu’il ose simplement posséder une « fortune ». Il n’y a pas de fraternité possible là où s’étale une inégalité excessive.

C’est vrai de la « foi » des croyants. Les plus honnêtes d’entre eux savent que les plus convaincantes « vérités » doctrinales ne convertissent jamais personne. Que la seule manière de transmettre une « foi » est de la vivre. Et que cela ne suffit pas encore : seul Dieu donne Dieu. Le transmetteur peut donner l’adresse, c’est au chercheur de s’y rendre, et de frapper aux portes du Ciel…

C’est vrai de l’immense domaine de l’éducation sous toutes ses formes, et auxquelles tout être humain participe. Je ne peux apprendre à conduire si je ne sais pas à la fois conduire et donner l’envie de conduire (et d’abord à ma manière).

Mais ce « moi » lui-même, qu’il serait ridicule de le croire autonome ! Il n’y a pas de génération spontanée du « je ». Notre « je » même nous est transmis avant d’être à son tour transmetteur. À travers ses paroles comme ses conduites, il ne cesse – s’il vit vraiment – d’être à la fois récepteur et passeur. Le « moi » qui prend vraiment conscience de soi découvre vite à quel point, pour l’essentiel, il est une création des autres. Transmettre, c’est alors rendre à pleines mains tout ce qu’on a conscience d’avoir reçu. Et continuer d’en vivre.

Si je reviens alors à l’enseignement de la littérature, je n’ai pas honte de transmettre, en même temps que tel ou tel auteur, la part « personnelle » qui se mêle à « ma » transmission. Ce « moi » qui interprète est lui-même façonné par l’héritage d’une multitude de personnes qui, directement ou indirectement, ont nourri sa capacité d’aimer et interpréter. À l’occasion de telle ou telle œuvre, je ne peux faire comprendre et goûter à mes élèves (provisoires) que ce que j’y comprends et goûte moi-même. Et l’expérience prouve qu’à maintes reprises, le devoir même d’avoir à transmettre ces « objets d’étude » m’a fait découvrir ou redécouvrir au plus profond de mon être ce que j’avais à faire passer au plus profond du leur.

À travers l’équation personnelle, c’est la dimension collective qui entre, passe et irrigue. Je suis canal, et donc, je ne puis rien faire couler en aval si je ne reste ouvert à ce qui m’irrigue venant de l’amont. Je dois d’abord communiquer l’enthousiasme qui m’a traversé, puis, le plus tôt possible, indiquer à mon interlocuteur la source où il pourra puiser lui-même, en se passant de moi.

Le transmetteur est un éclaireur. Il porte un flambeau, venu d’ailleurs, dont il est le relais provisoire.

Avant que son propre visage ne se perde dans l’ombre, il doit lui suffire de s’être senti parfois traversé… comme par un rayon de lumière.

Le Songeur  (14-11-2024)


1 Formule faussement attribuée à E. Herriot, sur laquelle je suis revenu dans le jeudi du Songeur n°101.

2 « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent » (cf. Petit Larousse, pages roses).



(Jeudi du Songeur précédent (370) : « AU SUJET DU RACISME » )