AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (101)

LA CULTURE, C’EST CE QUI RESTE QUAND ON A TOUT OUBLIÉ :
Le pédagogue japonais était une Suédoise !


Il est souvent beaucoup plus difficile de ne plus croire que de croire.

Croyez m’en !

Voici en effet la petite histoire de mes démêlés avec le célèbre aphorisme que je cite ci-dessus, d'abord faussement attribué à Édouard HERRIOT (1872-1957) par une série d’auteurs dont je fus1, mais dont je ne suis plus, contrairement à certains collègues qui persistent dans leur illusion souverainiste.

1959-1960. Au lycée Michelet, en préparation HEC, cet énoncé m’est donné tel quel comme sujet d’exposé :

La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié (Édouard Herriot).

Ce paradoxe m’enchante. Son attribution à Herriot, récemment disparu, célèbre pour ses engagements comme pour ses mots, n’est suspectée par personne. Je l’approuve ! Par la suite, je ferai souvent cette citation sans douter un instant de l’identité de l’auteur, ni même vérifier l’exactitude de sa formulation. Un enseignant n’est pas un chercheur.

Je transmets donc l’erreur, durant toute ma carrière, avec une certitude tranquille.

2001-2003. Consternation ! J’apprends que l’aphorisme en question ne serait pas de Herriot ! Ce qui est vrai. Mais je vais tomber d’une erreur dans une autre !

Ayant entrepris la rédaction d’un vaste mémento de Références culturelles1, je sais que je n’ai pas droit à l’approximation. Je me mets à chercher, contrôler, rectifier à tour de bras. Il me faut parfois des heures pour authentifier en quelques lignes une expression, ou simplement la situer dans son contexte. Mais voilà : il y a tant de textes introuvables ou inaccessibles qu’aucun auteur ne peut par lui-même tout voir ni tout savoir. On est forcé de faire confiance à la leçon d’un précurseur fiable, mais qui, lui aussi, n’a pas non plus « vu de ses yeux vu » tout ce qu’il affirme…

C’est ce qui m’est arrivé. Je lis sur le Web que la maxime d’Édouard, selon plusieurs sources, serait de son contemporain Émile HENRIOT2. En proie au doute, par besoin de m’auto-flageller peut-être, je renie alors ce que j’ai cru, et donne la source Henriot pour la véritable origine !

Emporté par cette erreur, je fais pire. Mon livre à peine édité, durant l’été 2003, je propose au Monde diplomatique un jeu de 50 questions, dans lequel l’une des « réponses » est de rétablir Émile Henriot comme véritable père de la formule.

Et c’est la catastrophe : me voici pris à partie par Dominique Noguez, lui aussi fanatique de justes citations, qui proteste hautement auprès de la Rédaction du Journal (7-08-2003). La citation, dit-il, figure bien dans l’ouvrage posthume d’Édouard Herriot : Notes et maximes, sous-titré : Inédits (Hachette, 1961, p. 46). Il en a consulté la microfiche à la B.N.F. Et voici la bonne leçon : « La culture, déclare un pédagogue japonais, c’est ce qui demeure dans l’homme lorsqu’il a tout oublié. » Exit Émile Henriot !

Oui, mais qu’en est-il d’Herriot, lequel désavoue sa paternité en nous renvoyant à un pédagogue japonais ? D. Noguez ne bronche pas : il émet l’hypothèse d’un canular, comme aiment en faire les Normaliens... Vraiment ?

2009-2010. Travaillant à la seconde édition de mes Références culturelles, je trouve bientôt deux autres pistes fortes éclairantes.

L’une est d’Édouard Herriot lui-même, plusieurs fois alléguée sur le Web3. Je l’ai vérifiée. Dans le premier Tome de ses mémoires (Jadis, sous-titré Avant la première guerre mondiale, Flammarion, 1948), on peut lire, page 104 : « Ce que j'emportais de plus précieux ne pouvait s'enfermer dans une malle. "La culture, – a dit un moraliste oriental, – c'est ce qui reste dans l'esprit quand on a tout oublié." J'avais acquis à l'École [normale supérieure] une méthode pour le travail et le goût de cet ordre qui impose la discipline de l'esprit à la confusion des choses. »

Tel quel ! Dans ce récit, l’incise de la formule (« a dit un moraliste oriental »), ne peut plus être qualifiée de canularesque. Elle confirme l’hypothèse d’une référence étrangère dont l’auteur a conservé vaguement la conscience.

Mais voici l’autre piste. Karl Petit, auteur d'un Dictionnaire de citations du monde entier (Marabout, 1960), attribue à Selma LAGERLÖF cette phrase si proche: « La culture est ce qui subsiste quand on a oublié tout ce qu'on avait appris. » Ignorant où Karl Petit a bien pu trouver cela, je me résous à interroger le Centre Culturel Suédois (21 février 2009). Et la Directrice me donne aussitôt la réponse : l’auteur est en fait une autre grande dame des lettres suédoises, Ellen KEY (1849-1926), pédagogue de renommée internationale, dont plusieurs essais furent traduits en Europe et ailleurs (1910 en France, 1916 au Japon). Sa formule, me précise-t-elle, figure dans l’article « On tue l’esprit dans les écoles » (revue Verdandi, 1891, p. 97) et dans son essai sur l’Éducation (Bildning, 1897, p. 12).

Ces dates coïncident avec l’époque où le jeune normalien Édouard Herriot émerge dans la société comme enseignant et bientôt homme politique (dreyfusard). Il sera d’ailleurs Ministre de l’Instruction publique (1926-1928). Selon toute probabilité, il aura connu et accueilli avec intérêt les thèses (modernistes) d’Ellen Key, au point d’être frappé par son aphorisme paradoxal. Ainsi s’explique que, longtemps après, il en reprenne les termes (ce qui reste / ce qui demeure, tout oublier), tout en n’ayant plus qu’un vague souvenir de son origine. Sa probité le conduit donc, par deux fois, à la citer sans se l’approprier, en la rapportant à un auteur lointain (dans l’espace, dans le temps).

Ce faisant, Herriot illustrait le sens de la citation, puisqu’il en oubliait l’accessoire (le nom de l’auteur) tout en en conservant l’essentiel : la culture, c’est ce qui reste… !

C’est ainsi que j’ai été amené, en 2010, à donner Ellen Key comme son inspiratrice la plus probable (sans pouvoir, faute de place, détailler mes raisons4).

2014-2016. Il m’arrive parfois de revérifier mes certitudes définitives. Il y a peu, j’ai eu connaissance d’un site qui se propose d’authentifier ou rectifier toutes sortes de connaissances : le « Forum de Babel »5. Sur celui-ci, à la date du 4-02-2014, plusieurs acteurs ont tenté à leur tour de retracer l’origine de notre citation. Très vite, ils sont amenés à considérer la piste Édouard Herriot (Notes et Maximes, tout en ignorant la version de 1948). Et en viennent à évoquer ma propre interprétation, non sans réserve : « Le pédagogue japonais serait une Suédoise » !

C’est alors qu’en exploitant la source que j’avais indiquée, ils ont confirmé sa justesse, en citant même la formule en suédois : Bildning är det som blir över när vi glömt det vi lärt oss (ainsi qu’une variante, Bildning är det som är kvar sedan vi glömt allt vad vi lärt oss, qui montre qu’il s’agit bien d’une idée centrale d’Ellen Key).

Ils notent, ce faisant, que « bildning » signifie en suédois à la fois « éducation » et « culture », ce qui permet de comprendre la version anglaise de la formule : "Education is that which remains, if one has forgotten everything he learned in school.", version que l’on retrouve justement dans le livre de souvenirs d’Albert Einstein, Out of My Later Years — le grand Albert (1879-1955) à qui fut aussi attribuée la citation, alors qu’il la donne comme un trait d’esprit ne venant pas de lui. Soit dit en passant, le grand Albert a bien connu le grand Édouard, puisqu’on les voit tous deux en photo lorsqu’ils furent reçus ensemble Docteurs Honoris Causa de l’Université de Glasgow, en 1933… Einstein et Herriot se seraient-ils faits des confidences sur ce qui leur restait de leur culture ?

Dernier point, et non des moindres. Ce site nous apprend que la version anglaise, comme d’ailleurs la version allemande, seraient inspirées, selon certains citateurs, de l’écrivain anglais George Savile, marquis de Holifax (1633-1695), qui aurait écrit : Education is what remains when we have forgotten all that we have been taught. Comme on l’imagine, personne n’a retrouvé cette maxime dans les œuvres complètes du fameux marquis. Et pour cause : un excellent site anglais6 nous apprend que cette erreur proviendrait d’une confusion entre ce marquis et un ambassadeur anglais citant la formule en 1942, un certain E.F.L. Wood, comte de Halifax… Qu’il eût été plus simple d’y lire la traduction littérale de la pensée d’Ellen Key !



Parmi les diverses questions qui demeurent (Est-ce Herriot qui a lui-même condensé la citation en sa forme la plus connue, par exemple dans une conférence ? Ellen Key avait-elle emprunté sa formulation à un essayiste antérieur ? Est-il fréquent que, de bonne foi, on revendique la paternité d’une citation devenue réminiscence ? Ou qu’à l’inverse, par défaut de mémoire, on cite comme un emprunt un aphorisme personnel ?), il en reste au moins une sur laquelle on pourrait épiloguer : qu’est-ce qu’être auteur ?

Bien des humanistes (Montaigne par exemple) ont émis l’idée que la culture, loin d’être une accumulation de connaissances, est dans la conscience qui naît de leur assimilation (après quoi l’on peut les « oublier »). En développant cette pensée, ils furent déjà (en partie) « auteurs » des aphorismes de leurs successeurs, tels Ellen Key ou Herriot, qui ont eu le mérite de faire briller ce lieu commun. Chacun de ces auteurs ajoute alors sa part d’autorité à la vérité qu’il transmet.

Rien ne se crée donc ex nihilo. « Penser », c’est souvent plagier à son insu. C’est ainsi le génie humain qui est l’auteur ! À chacun, dès lors, de s’en faire transmetteur… En lui apportant, modestement, sa petite touche.

Le Songeur  (09-06-2016)


1 Ma recherche date en effet de 2001-2002, lorsque j’ai entrepris de rédiger mon ouvrage : Révisez vos références culturelles (Ellipses, 2003). Ce qui devait n’être qu’un mémento faisait déjà 286 pages, alors que je tentais d’être le plus concis possible. En 2010 est parue la nouvelle édition, revue, corrigée et enrichie de nombreuses autres références, notamment politiques. D’où le nouveau titre : Révisez vos références culturelles… et politiques ! Les entrées passent de 1200 à 1500, et le livre atteint 384 pages. On comprendra qu’en consacrant dix lignes à une citation comme celle-ci, je ne peux retracer le faisceau d’éléments qui m’ont conduit à en rectifier l’attribution. Ce que je viens enfin de faire ici.

2 Émile Henriot (1889-1961), écrivain, fut critique littéraire au Monde. À noter qu’il continue d’être donné par erreur comme l’auteur de cette citation.

3 Il n’y a qu’une façon de vérifier : lire le document (en Bibliothèque) ou voir la photocopie (non truquée) de la page recherchée. Il est souvent plus rapide (et guère plus cher) d’acheter le livre d’occasion. Pour moins de 10 euros, par exemple, on trouve Notes et Maximes ou Jadis Avant la première guerre mondiale sur PriceMinister. Je viens d’acheter ce second livre.

4 Le même phénomène s’est produit au sujet de la formule attribuée à W. Churchill : « La démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres. » Lorsque Churchill fit cette déclaration, en effet, il prit soin de la présenter comme une réminiscence : « Indeed, it has been said that democracy is the worst form of government, except all those other forms that have been tried from time to time. » (Chambre des communes, 11-11-1947) À qui se référait-il alors, en déclarant « il a été dit que » ? Sans doute à l’homme d’État brésilien Ruy Barbosa (1849-1923), son contemporain, lequel, dans ses Lettres d’Angleterre, écrivait : « La pire des démocraties est [de] beaucoup préférable à la meilleure des dictatures. » (P. Dupré, Encyclopédie des citations, 1959, p. 484) On notera simplement qu’il l’a bien améliorée en la reprenant.

5 Forum de Babel : http://projetbabel.org/forum/viewtopic.php?t=18990

6  http://quoteinvestigator.com/2014/09/07/forgotten/#return-note-9696-10. Ce site, qui a relevé cette erreur, fait un historique de la formule telle qu'elle fut reprise ou citée en anglais de 1892 à 1968, tantôt commençant par "Culture", tantôt par "Éducation" (cf. le double sens du terme "bildning"). Une vingtaine d'occurrences sont listées, le plus souvent dans des revues éducatives, toujours en anglais. On remarque : a/ Que toutes sont postérieures au premier énoncé d'Ellen Key (jamais citée) ; b/ Que la plupart des citations, comme celle d'Einstein, sont référées à des sources anonymes (il a été dit que), ce qui sera la conclusion de la recherche ; c/ Qu'en janvier 1909 (époque où les oeuvres d'Ellen Key ont été traduites), dans une revue musicale, l'auteur d'un article écrit incidemment : " The Danes have a saying that education is what is left after we have forgotten all we ever learned ", et voilà la piste scandinave qui apparaît… d/ Qu’enfin, Herriot est cité dans un journal américain, en 1928, comme ayant prononcé (dès cette époque donc !) l'aphorisme suivant : " Culture is that which remains with a man when he has forgotten all he learned " (avec cette référence précise : 1928 September 9, Trenton Sunday Times-Advertiser (Trenton Evening Times), Quote Page 6, Column 3, Trenton, New Jersey). Herriot était à cette époque Ministre de l'Instruction publique… Mais avait-il eu le temps de vérifier ses sources ?



(Jeudi du Songeur suivant (102) : « LA REPENTANCE, OU LE CAUCHEMAR DU SONGEUR » )

(Jeudi du Songeur précédent (100) : « TRANSMETTRE » )