AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (344)

« TOUT SE TIENT »

[Délire intuitif d’un éveil matinal]

Il est des matins tôt, très tôt, où l’on se sent tout à coup inspiré par l’Esprit, un Esprit sain fort répandu, qui vous conduit à réinventer une des lois éternelles qui régissent le cosmos. Cela m’est arrivé récemment, m’entendant m’exclamer au réveil : « Tout se tient ! »

Tout se tient : plus j’avance en âge, c’est-à-dire dans la vie, – car j’avance toujours même en vieillissant –, plus il m’apparaît qu’il n’y a jamais d’effet sans cause. Tout se tient, et réciproquement. Ce qu’on appelle le hasard, n’est jamais qu’un effet dont on ignore la cause : on flaire tout de même qu’il y a une raison à ce qui nous arrive, ou plutôt un ensemble d’explications possibles cadrant plus ou moins avec la réalité de notre vie, qui est plurielle. Qui ne pressent que des éléments divers, partiels, interagissent toujours entre eux, mais sans comprendre comment fonctionne la complexité globale de ce « tout » que constitue notre existence en ce monde ? Comme tout se tient, la partie de ce tout qu’est l’élément pensant de notre être, notre « conscience » si l’on veut, échoue à saisir l’ensemble de ce qui nous produit, comme ce que l’on produit en retour.

Ma réalité est toujours plurielle et multiple. Par exemple, chacun de nous est à la fois fils et père : je suis fils de mon père, bien sûr et père de mon père, en ce que ma naissance l’a engendré comme tel. Je suis aussi fils de l’enfant que je fus, comme je suis père de cet enfant que je fus en en réinventant la mémoire. Toutes nos causalités fonctionnent dans les deux sens, s’inversent et se contredisent selon l’angle dont on les perçoit. Tout ce qui se produit est multifonctionnel, réciproquement causé et causant. Tout s’engendre mutuellement. Tout se tient ! Et donc, tout me tient. Ma liberté d’aller et venir, de « me » choisir, de déterminer et produire ce tout que constitue mon cas personnel, est illusoire. Ma conscience, cette partie de mon tout, ne peut s’en saisir que partiellement, car tout ce qui me fait se tient et me tient, avec ou sans mon assentiment. Sans cesse je crois agir et sans fin, c’est moi qui suis agi. Ma « totalité » m’échappe, dans sa complexité qui me tient, où se cognent ou se joignent toutes les causes élémentaires qui me font « être » ce que je crois être, ou ce que je doute d’être. Quoique je veuille savoir et dire de mon cas personnel, je me trouve toujours « à côté du sujet », c'est-à-dire de la connaissance, fatalement partielle, et partiellement illusoire, que je crois avoir de moi-même.

On peut bien sûr postuler que ma réalité globale se reflète exactement dans toutes les parties qui me constituent, selon l’équivalence microcosme-macrocosme chère aux Anciens, comme la moindre cellule de mon corps porte en elle-même, en miniature, la totalité des gènes de mon programme génétique. Mais je ne peux maîtriser cette connaissance, même si tout ce que je fais en est la réplique qui se répète. Je suis un objet fractal produit par la logique globale du tout qui le reproduit, mais voué à ne jamais comprendre la logique totalitaire qui le mène en bateau, les effets et les causes s’enchaînant les unes les autres indéfiniment, dans un écheveau mouvant dont les fils s’entrecroisent et s’engendrent sans répit. Il n’y pas de hasard, et s’il y en avait un soupçon, ce serait, étrangement, un hasard programmé pour que je n’en aie pas conscience… De même que Pascal écrit « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », on pourrait parodier : « La Raison a ses raisons qu’elle ne peut pas connaître » ; et même, « La déraison a ses raisons que la Raison ne connaît pas. »

Ainsi, tout se tient, et se tient si bien, que la complexité de notre tout nous cache ce qui la constitue elle-même, y compris lorsqu’il s’agit de folies subites qui semblent moins déraisonnables que l’on ne croit. Il n’y a pas de hasard, on sait seulement qu’on ignore la façon dont les causes du Tout ont le Tout pour cause, rétroactivement.

Certes, chaque question qu’on se pose, le matin, pourrait aisément passer pour un « serpent qui se mord la queue », notre Tout lui-même se déployant en un éternel cercle vicieux, tantôt dans le sens des aiguilles d’une montre, tantôt dans le sens inverse, trigonométrique. Pourquoi en est-il ainsi, je l’ignore. C’est comme ça, et c’est comme ça parce que c’est comme ça. Pour moi comme pour vous, sans doute ?

Peut-être est-ce cela, et sans fin, qui explique que, certains soirs, je me sente l’esprit fatigué. Voilà déjà un soupçon de vérité.

À chacun son problème.

Pour une fois, je n’en dirai pas plus, mais n’en tairai pas moins.

Le Songeur  (09-05-2024)



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