AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (232)

L’ÉTRANGE LOUPE DU PETIT PRINCE

Le géographe ne l’avait pas prévenu.

Son Narrateur avait même oublié l’épisode.

Alors que le Petit Prince croyait chuter en douceur sur la septième planète, la Terre, une malencontreuse embardée le déporta sur un sentier parallèle. Il pénétra par mégarde dans les éthers du Septième Ciel, où se trouvait l’Astre n°8, environné d’un cortège impressionnant de lunes, de soleils et d’étoiles. C’est ainsi que le Petit Prince, conduit par une courbure spatiale imprévue, échoua dans une sorte de clairière déserte au milieu de laquelle un Savant, penché sur son bureau, sous une lampe vacillante, émergeait difficilement d’une petite montagne de livres.

D’emblée, il crut pouvoir reconnaître les traits d’Hubert Reeves, l’acuité de son œil bleu, la profondeur d’un front méditatif, et la fugace couronne de blancs cheveux, où se logeaient d’infinies équations. Mais ce n’était pas le fameux astronome, et plutôt qu’une longue-vue, le vénérable vieillard tenait à la main une loupe magistrale qu’il promenait sur des feuillets eux-mêmes ébouriffés.

Se trouvant projeté face au bureau qui lui parut trois fois plus grand que lui, le Petit Prince vit le savant s’animer un instant et, levant à peine la tête, pointer son index vers le bas du bureau, où gisait ce curieux écriteau qui pendait dans la poussière :

« NE PAS DÉRANGER : Théologien. »

 En vérité, en vérité, songea le Petit Prince, cette pancarte doit servir à nouer la conversation. Cet astrologue se meurt surtout d’avoir envie de parler… »

— Pourquoi n’as-tu pas de longue-vue ? enchaîna-t-il aussitôt.

— Parce que les images du ciel cachent la réalité du Ciel. J’ai ma loupe, ça suffit.

— Pour voir les astres ?

— Non : pour lire les livres. Tout est écrit. La moindre virgule peut contenir un monde.

— Ton métier, c’est de lire le monde ?

— Ce n’est pas un métier, c’est une vocation ! Je suis théologien, dit le théologien. Tu sais ce que ça veut dire ? Theos est le nom grec de Dieu. Logos signifie « verbe, savoir, esprit, logique. »

— Et alors ?

— Ma vocation, c’ est d’expliquer la logique de Dieu.

— Dieu a une logique ?

— C’est mon hypothèse de travail. Je suis un homme de science, moi, mon petit. Je pose que la logique de Dieu est inscrite dans les livres sacrés. Mon devoir est donc de la faire connaître aux enfants et aux hommes, à l’exception des adultes.

— À l’exception des adultes ?

— Oui, car ceux-là ne sont plus en âge de comprendre.

— Tu surestimes l’enfance ?

— C’est la mode.

— Et pour les autres ? Comment peut-on éclairer une logique que personne ne peut comprendre ?

— C’est simple, on lui accole le mot « Mystère ». Ça lui donne un sens, même s’il est caché. Les gens ont aussitôt l’impression qu’on leur a expliqué l’inexplicable. Et en attendant, on les invite à trouver en eux le moyen de sentir la vérité dont la logique leur échappe… Ce qui est parfois long.

— Et tu y arrives ?

— Absolument. Chaque fois que je pointe à la loupe un mystère, c'est-à-dire une logique de Dieu échappant à la logique humaine, j’en dépose le brevet aux Archives du Septième Ciel. C’est grâce à ma loupe que j’ai pu y parvenir : elle m’a conduit à lire entre les lignes. C’est là mon secret, que je te confie : c’est là qu’est le Réel.

— Ton travail est lui-même un mystère !

— Non, c’est tout simple : grâce à ma loupe, entre les lignes, je vois. Tout se révèle à moi !

— Tu mets du temps ?

— J’ai tout mon temps. De plus, parfois, Dieu m’inspire direct. D’autres fois, c’est l’inverse.

— Comment cela ?

— Il m’arrive d’expliquer à Dieu ce qu’est sa propre logique.

— Tu en as, de la chance !

— Lui aussi. Essaie de comprendre, mon petit : emporté par son élan créateur, Dieu oublie quelquefois ce qu’a vraiment voulu sa propre Volonté. Une piqûre de rappel ne lui fait pas de mal. C’est mon boulot : non seulement je lis entre les lignes, mais je zoome sur les petites lignes en bas de page des textes sacrés. C’est aussi simple que cela.

— Tu aurais un exemple ?

No problem ! J’ai justement contribué, avec d’autres collègues, à éclairer la question de la triple nature de l’Être suprême, ses dimensions, son fonctionnement familier, etc.

— Certains disent qu’Il se compose de trois dieux ?

— Erreur classique ! Hérésie ! Certes, ils sont trois, mais Trois-en-Un ! C’est l’un des mystères les plus clairs de la théologie : il n’y a qu’un seul Dieu, absolument unique, mais en Lui se fondent trois personnes parfaitement distinctes : le Père, le Fils et le saint Esprit.

— C’est un Triumvirat ?

— En apparence seulement. Il faut bien les nommer, pour les distinguer sans les confondre ! Mais s’ils étaient trois Seigneurs existant chacun par lui-même, tu comprends, ils seraient rivaux. Or, ils s’aiment si profondément, depuis toujours, qu’ils fusionnent à tour de bras sans pourtant jamais se confondre.

— Et les gens croient ça ? ou ils croient y croire ?

— C’est leur affaire. Mais prenons un exemple concret, une image parlante. Je sais, d’après une prophétie du Xème siècle, qu’il y aurait à ce jour sur Terre des imprimantes dites « trois-en-un ». Eh bien, c’est l’image même de la Trinité ! Le Père ébauche un chapitre de la Création, l’Esprit révise la copie grâce à son correcteur orthographique, le Fils imprime. Voilà comment fonctionne l’Amour, dans la perspective lumineuse du mystère de l’Incarnation.

— J’ai une autre analogie, fit timidement le Petit Prince.

— Pourquoi pas ? Dis-moi, mon petit.

— Ma rose et moi, nous nous aimons : et, bien que nous soyons deux, nous tendons et parvenons à ne faire qu’un !

— Bravo, Allah est grand !

— Le problème, c’est que je me dis parfois : comment aurions-nous fait, si nous avions été trois ?

— Attends, attends, qu’en dit la loupe ? Imaginons ! Imaginons que de ta rose et toi naisse un enfant. Tu vois ? Eh bien, le Bébé-Elle-et Toi, vous seriez illico plongés dans le comble du bonheur et de l’Unité. Trois-en–Un, ça marche !

— Est-ce à dire que l’Esprit naîtrait Lui-même d’une procréation mystique entre le Père et le Fils ? Dans ce cas, il vaudrait mieux que le Fils soit une Fille ?

— Mais non, voyons : ce serait incestueux ! Attention : la théologie n’a rien à voir avec la mythologie égyptienne ! C’est une science où la logique prédomine.

— Et la Vierge, alors ?

— Ne compliquons pas tout. C’est un autre Chapitre Mais comme tu es doué, si tu veux en savoir plus, prends ma loupe et pars en quête… Je te l’offre, la voici. »


C’est à la suite de cet échange qu’Antoine de Saint-Exupéry, lorsqu’il rencontra le Petit Prince, se trouva fort intrigué de le voir chuter sur Terre une loupe à la main. Cela lui sembla même tellement invraisemblable qu’il se garda bien d’en dire le moindre mot dans son récit.

Vous l’ignoriez, sans doute ? Ce n’est pas grave : voilà une lacune comblée.

Votre modeste Transmetteur,

Le Songeur  (12-03-2020)



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