Il y a quelque chose qui me terrifie, dans l’imaginaire humain, c’est de voir avec quelle facilité les plus belles pensées morales peuvent drainer à leur service les fascinations morbides, primitives, de l’homo sapiens archaïque qui gît encore au fond de nous.
Prenons cette vérité évangélique : « Il n’y a pas de plus belle preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime »*. Elle peut s’entendre comme un juste constat familier : aimer, c’est toujours donner à autrui une part de soi (de son temps, de son attention, de ses soins, de son énergie corporelle, de son sang, de ses biens, etc.). On fait preuve alors d’abnégation, on offre un peu/beaucoup de sa propre vie pour faire vivre celui ou celle qu’on aime, ou sauver une cause supérieure… Cette conduite peut être adoptée librement, de façon lucide et modérée. Mais aussi, dans certaines circonstances le « sacrifice » de soi peut aller, jusqu’à la mort, et c’est alors qu’à l’acceptation du « sacrifice suprême » se joint pafois le « vertige suicidaire » de celui qui aime, ou les pulsions sanguinaires plus ou moins conscientes de ceux qui exaltent ce choix tragique comme preuve d’amour parfait. Relisez, si vous en doutez, le Polyeucte de Corneille, ce monument de radicalisation sectaire qui pourrait être une bible pour les apprentis du terrorisme islamique...
Le Christ en Croix disait de ses bourreaux : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, XXIII, 34). Il eût pu dire de même des théologiens qui par la suite célèbreront allègrement son « Saint Sacrifice », nommé aussi « divin sacrifice » : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils disent. »
Le sacrifice humain (y compris des enfants), qui fut une réalité pratiquée dans de nombreux cultes primitifs, n’a pas manqué de laisser des traces dans nos imaginaires. D’autant que les livres saints ne manquent pas de réactiver ces traces, qu’il s’agisse d’épisodes bibliques (le sacrifice par Abraham de son fils Isaac, évité de justesse – un innocent bélier de passage y pourvoira, ou celui de sa fille par Jephté, que Dieu se gardera d’empêcher), ou du fondement même du christianisme : le Sacrifice du Christ étant jugé nécessaire pour sauver les hommes, tandis que le futur Crucifié lui-même, en victime consentante, s’en glorifie**, au point que les martyrs voudront l’imiter.
Ah, vraiment, quand on s’indigne des persécutions subies par les juifs et par les chrétiens, on oublie trop vite que l’intraitable Dieu de leur croyance avait allègrement montré le mauvais exemple…
J’exagère ?
Je ne sais donc pas si le sacrifice du Christ, présenté comme l’illustration du parfait amour, est aussi « sain » qu’il est célébré comme « saint ». Il est sans doute vrai que, dans des cas extrêmes, le don de soi à certaines causes sublimes a exigé de certains militants généreux un pareil sacrifice (notamment au cours de la Seconde Guerre mondiale). Mais j’avoue mon malaise chaque fois que j’entends des clercs exalter comme « saint » le sacrifice suprême que certains ont dû faire de leur propre vie. Que l’entreprise bénéfique d’un réformateur, bousculant les intérêts de certains, lui vaille l’hostilité meurtrière de ces derniers et une fin tragique est une chose ; mais que ce soit la souffrance même et l’horreur de ce destin qui doivent être le prix à payer, la sainte valeur rendant son entreprise féconde, c’est tout autre chose : c’est alors une sorte de perversion masochiste qui condamne d’avance toute action qui puisse être désirée dans une telle perspective (voir Polyeucte).
Voici un souvenir d’enfance. Il y avait une bergerie, dans la ferme paternelle. De temps à autre, une brebis était choisie dans le troupeau pour être « saignée ». J’ai assisté à cette opération familière. Savez-vous ce qu’on peut lire dans le regard d’une brebis qui sait qu’elle va être sacrifiée ?
Car elle le sait ou le sent, c’est la même chose. J’en pleure encore.
Elle a été désignée dans le bercail. On va pour la saisir, elle fuit avec le gros du troupeau. On l’attrape avec un bâton en crochet qui immobilise l’une de ses pattes arrière. Elle gigote, elle a follement peur, elle lâche quelque crottes de ses tripes stressées. À plusieurs, les hommes sont plus forts qu’elle. On la met sur le dos dans une brouette, en lui liant fortement les quatre pattes. Les soubresauts de son encolure, de son corps, ne peuvent la délivrer. Elle est hissée sur la table où on va la maintenir, en tirant sa tête sur le côté, pour que son cou soit nettement disposé au dessus d’un seau placé contre la table.
Et là, croisez s’il vous plaît votre regard avec celui de l’animal, qui a encore tenté vainement de se débattre, et dont les yeux se perdent on ne sait où dans le cosmos qui nous est commun à tous. Elle a renoncé, elle sait ce qui l’attend. Un dernier soubresaut, au moment où on lui tranche le cou, et puis elle se relâche à fond pendant que le jet de sang tombe dans le seau. Un être vient de perdre la vie. La Vie vient de perdre un être. J’ai honte.
Ce n’est que cela, chers théologiens. Et vous en avez fait un sacrement ? Pour fonder là-dessus la loi d’un Dieu-Amour ?
On dit communément que les religions ont historiquement progressé. S’il y eut d’abord des sacrifices humains, ils furent bientôt remplacés par des animaux. Sans doute les dieux avaient-ils quand même encore soif d’holocaustes. Les liturgies ont alors donné dans le symbolique. On a sacralisé le sacrifice, croyant ainsi l’humaniser. Mais le fond de cruauté est encore là. Les métaphores « pastorales » chantaient encore, dans le catholicisme de mes 12 ans (c’était hier !), « l’Agneau si doux », bientôt sacrifié sur l’autel pour nourrir de son corps et abreuver de son sang l’étrange amour de fidèles appelés à consommer ce « vrai pain des anges ». S’il y a une violence religieuse, elle est là : dans la ritualisation qui légitime l’horreur sacrificielle.
Bien sûr la prédation est la loi du vivant, à laquelle n’échappent pas les carnivores que nous sommes. Nous avons besoin de protéines animales. Au moins, dit-on, certaines peuplades de Sibérie, lorsqu’elles se voyaient forcées à tuer un renne pour survivre, demandaient-elles pardon à l’esprit de l’animal du sort qu’elles allaient lui infliger.
Par rapport à ces tribus primitives, nous ne sommes guère avancés.
Et dire que j’ose encore manger de la viande, quoique de moins en moins…
Le Songeur (05-03-2020)
* Jean, XV, 13. Textuellement : « Personne n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. . » (Pléiade, Nouveau Testament, Jean Grosjean). Ou encore, traduction œcuménique : « Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. »
** S’en glorifie, au meilleur sens du terme : il dit et approuve être venu pour cela ; son propre Père l’envoie pour sauver le monde du péché (du péché contre Dieu ?), en le livrant à la souffrance et à la mort. Il l’accepte. Rappelons que le verbe "glorifier" ne veut pas dire "vanter tapageusement" quelqu'un, mais le reconnaître dans sa vocation pleine et entièrement assumée : Jésus "se glorifie" en ce qu'il fait de son sacrifice à venir l'expression de sa sanglante destinée, acceptée par amour suprême. Bien sûr, que Dieu-le Père ait programmé cela pour sauver les hommes en sacrifiant son Fils qui d'ailleurs en ressuscitera, apparaît comme une bizarrerie sublime appelée « mystère », ce qui suppose un délicat partage des rôles dans ce qu’on appelle la « Trinité ». J’y ai longtemps cru sans comprendre, et quand j’ai tenté de comprendre, je n’ai plus réussi à croire : il faut bien abandonner quelques présupposés théologiques, si l’on veut continuer de ressentir comme allant de soi, en nous et autour de nous, la présence invisible d’un Dieu de justice, d’amour et de paix. L’Église en crise pourrait y songer…
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