Je songe à cet écrivain connu qui, au sujet d’une question qu’on lui posa un jour, avouait : « Cela m’a laissé sans voix ».
Fallait-il que l’interpellation ait touché en lui une zone si sensible qu’il ne pouvait en exprimer la douleur ? Ou plutôt, qu’elle soit formulée en des termes tels qu’ils verrouillaient en lui toute émergence d’une réponse possible ?
Si un professionnel de l’expression, à qui l’on donne la parole, se trouve ainsi soudain sans voix, qu’en sera-t-il de tous ceux qui, dans la vie courante, n’ont ni l’art de parler, ni l’occasion de se faire entendre ?
Dis-moi, écrivain connu, avais-tu peur soudain d’être réellement connu, tel que tu es, ou tel que tu échoues à être ? Tu venais de publier un livre, et tu es resté sans voix ! Ton silence était-il révélateur d’un mal-être inavouable, voire d’une imposture secrète qui, tout à coup, eût risqué d’éclater aux yeux de tous ?
Ou bien, simplement, ton embarras était-il le signe d’une authenticité vers laquelle tu tends de toutes tes forces, livre après livre, et toujours doutant d’y parvenir ?
J’opte pour la seconde explication. Le véritable auteur est celui qui doit chaque jour franchir, pour lui comme pour les autres, le barrage récurrent de ce qui laisse sans voix.
L’avocat n’est jamais sans voix, quelle que soit la cause qu’il défend, parce qu’il demeure plus ou moins étranger à la cause ou à la vérité qu’il défend. Mais l’écrivain qui retentit profondément au monde (intérieur/extérieur, c’est tout un) en est souvent si éprouvé qu’il est tentant pour lui de se taire enfin, de se reposer dans le silence tragique de ceux qui n’espèrent plus en la planète des hommes.
C’est pourtant là sa vocation : être une Voix. Celle qui l’exprime lui-même, mais aussi, au bout de lui-même et de l’humanité qui vit en lui, celle des autres. Il y a trop de pouvoirs sur Terre qui se liguent pour nous « clouer le bec ». Trop de rhéteurs employés à couvrir de beaux discours la vox populi qui s’exhale sourdement des opprimés. Trop d’êtres ignorés, exploités/dominés/maltraités, femmes et enfants, qui sont à jamais interdits de parole, et si lourdement brisés par les injustices et misères de leurs conditions qu’ils ne peuvent plus rien dire d’eux-mêmes.
Il faut soi-même toucher au fond de soi, de temps à autre, le poids de ce qui laisse sans voix, pour mesurer l’immense souffrance humaine murée dans le silence. Celui qui alors voudra bien se faire la voix des sans voix… aura de quoi dire et redire jusqu’à la fin de ses jours.
Le Songeur (30-01-14)
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(Jeudi du Songeur précédent (1) : « PRÉLUDE À LA GLOIRE »)