Je songe – une fois de plus – aux deux aptitudes que recouvre le verbe comprendre.
L’une est l’intelligence : elle saisit, elle se saisit de ce qu’elle veut connaître (com-prehendere).
L’autre est la Compassion, ou empathie : elle se laisse saisir par ce qu’elle embrasse et pénètre.
Nous possédons l’une et l’autre à des degrés divers. Mais par quel mystère peuvent-elles à la fois s’opposer et se compléter ?
L’Intelligence, qui fonctionne à l’intellect, observe et analyse, mesure les rapports entre les choses, perçoit les lois qui les régissent, élabore des systèmes d’interprétation de la nature ou des hommes. Elle se veut objective, extérieure à l’objet qu’elle comprend. Elle le domine même, en ne cessant d’induire, déduire, réduire. Elle vise un savoir qui est pouvoir.
L’Empathie, qui est une connaissance par le cœur, est à l’inverse une compréhension subjective de l’être humain par l’être humain. Étymologiquement, compatir, c’est souffrir/sentir avec. Il s’agit d’accueillir en soi les affects ou états d’âme d’autrui, dans une attitude de dépossession. Pour connaître l’autre, je me mets à l’unisson, j’entre en phase avec lui, je l’écoute retentir en moi. Il sait que j’ai mal pour lui. Toi, au moins, tu me comprends, dit-il.
Si différentes soient-elles, ces deux fonctions sont pourtant indispensables l’une à l’autre.
Je peux t’offrir ma compassion, avoir mal pour toi avec toi, mais cette compréhension n’ira pas loin si je ne t’éclaire pas sur toi-même, à l’aide de connaissances psychologiques acquises par ailleurs : mon cœur trouve vite ses limites s’il ne se fait pas intelligence du cœur. Il ne suffit pas d’aimer pour comprendre. Il faut comprendre, avec toute sa tête pensante, pour aimer.
Corollairement, je peux chercher à connaître toutes sortes de réalités, y compris humaines, par une démarche rationnelle, objective. Mais, en matière scientifique même, notre compréhension des choses n’a-t-elle pas besoin d’une forme de lucidité intuitive faisant corps, si l’on veut, avec son objet ? Notre cerveau pourrait-il connaître le monde si ses structures internes n’étaient pas étrangement analogues à la structuration du Réel qui l’entoure ?
Peut-être que pour bien saisir la nature des liens moléculaires, j’ai besoin d’exercer une sorte d’empathie érotique à l’égard de l’infiniment petit ! Démocrite, le premier, n’a-t-il pas parlé d’atomes crochus ? De grands savants n’ont-ils pas eu, par intuition pure, la prescience des logiques secrètes de l’Univers, qu’il s’agissait ensuite de démontrer ?
Je songe au sublime roman de Daniel Keyes : Des Fleurs pour Algernon. Charlie, attardé mental, devient un véritable génie à la suite d’une opération chirurgicale. Or, sa soudaine intelligence le rend d’abord aussi arrogant et impatient avec autrui qu’il pouvait être bon et chaleureux lorsqu’il était débile… En même temps, il prend une telle conscience de son passé et de ses traumas psychologiques qu’il parvient peu à peu à se comprendre de lui-même, à avoir pitié de ce qu’il fut. Formidable illustration de ces deux formes de lucidité, que je viens de distinguer pour mieux les unir !
Formidable Daniel Keyes lui-même, capable à la fois d’orchestrer le mythe de l’Intelligence suprême, qui fascine l’être humain (Prométhée), et de pratiquer à l’égard de ses propres personnages, une Compassion bouleversante, supérieure à la plus brillante des analyses. Son roman, qui semblait célébrer la gloire de l’Intelligence, s’achève sur le triomphe de la générosité.
Le Songeur (6-02-14)
(Jeudi du Songeur suivant (4) : NOUS SOMMES TOUS DES « BOSONS DE HIGGS »)
(Jeudi du Songeur précédent (2) : « SANS VOIX »)