Si j’ai choisi de parler de ce thème, c’est que je n’y connais rien.
Je me suis dit qu’en me plaçant en position d’explicateur, je serais conduit par la force des choses à savoir de quoi il est question. Et donc, que je finirais par apprendre – une fois de plus dans ma carrière – ce que j’ai l’ambition de transmettre…
Il faut dire qu’à l’écoute d’un spécialiste de la communication digitale, qui me semblait parler de la bienheureuse emprise de l’informatique sur la planète terre, dans tous les domaines de l’existence humaine, privée, publique, sociétale, entrepreneuriale, provinciale et internationale, je n’avais pas pu empêcher mon esprit de dériver mentalement à partir du mot « digital », qui me sidérait, m’obnubilait, m’emportait… De sorte que, tout en croyant comprendre l’orateur, je n’entendais plus de son discours que ce que mon imagination me portait à entrevoir : l’essor de multiples doigts d’origine latine se mettant à conquérir le monde, le règne du toucher se saisissant des relations humaines, la révolution du contact et du peau à peau toujours et partout, la tyrannie de la fonction tactile régissant aussi bien nos appareils ménagers que nos ordinateurs, nos écrans, nos autos, nos robots, nos métros, nos dodos, nos lolos, nos prolos, sans oublier nos partenaires amoureux, moraux ou amoraux. Au cours du troisième millénaire, le doigt de l’homme allait recréer l’homme, bien plus (et bien mieux) que le doigt de Dieu imaginé par Michel-Ange. Nos têtes pensantes allaient devoir repenser leurs désirs et leurs projets sur le mode du contact entre muqueuses truffées de puces (objets et animaux compris) et, par le biais de l’incessante connexion sensitive, l’homme allait désormais faire obéir tout ce qui l’environne au doigt et à l’œil, puisque c’était le doigt qui guidait l’œil. Bref, la communication digitale, chez l’homme connecté, était l’étape incontournable de cet « homme augmenté » que tant de prophètes nous annoncent.
Il va de soi qu’emporté par cette rêverie, j’applaudis avec une telle vigueur la communication de l’orateur qui m’avait fait entendre de telles choses qu’on sembla, autour de moi, impressionné par mon enthousiasme. Je sentis, après coup, que pour applaudir de la sorte, je n’avais peut-être pas parfaitement compris ce qu’avait voulu dire l’interviewé. Devant ce tableau fantastique qui s’ouvrait à mes yeux en l’écoutant, comme celui-ci n’avait pas vraiment défini les termes de son expression-fétiche, je devais vérifier plus précisément ce qu’il voulait dire par communication digitale. Je repris mon Robert, et j’y retrouvai avec joie l’étymologie latine : digitus, c’est bien le doigt, à partir duquel, en ce latin évolué que l’on nomme français, l’adjectif digital qualifie tout ce qui est relatif aux doigts : mes empreintes digitales, par exemple.
Mais j’y vis aussi la mention d’un autre sens du mot « digital », en ce latin déformé que l’on nomme l’anglais, et ce fut la consternation : je m’étais trompé de signification ! J’ignorais qu’il se fût agi d’un anglicisme. Quel anglicisme ?
Eh bien, voilà : le digitus romain, devenu digit en contrées britanniques, c’est peut-être l’orteil, mais c’est surtout le chiffre ! Oui, le chiffre ! À croire que ces gens là n’ont jamais cessé de compter avec leurs doigts. Ils nomment « ten digits » les nombres de 0 à 9. On ne sait pas trop quel doigt correspond à « 0 » ni combien représentent pour eux « deux doigts » de whisky. Internet ne le dit pas. Toujours est-il que le génie anglais, célèbre pour son approche pragmatique du réel, a eu tant de peine à concevoir le « Nombre », qu’il pense toujours les chiffres avec ses doigts, comme il continue de mesurer les distances avec ses pouces ou avec ses pieds (qui valent chacun douze pouces) et, en matière maritime, à évaluer la vitesse des bateaux avec les nœuds de leurs cordages.
On comprend que les civilisations anglo-saxonnes, lorsqu’elles se sont saisies du système binaire pour mettre au point leur « computeur » – c’est-à-dire la machine arithmétique inventée par notre cher Pascal (rappelons le au passage !) – on comprend, dis-je, qu’ils n’aient pas pu s’empêcher de confondre les nombres avec leurs doigts, appelant ainsi digital le langage informatique que nous autres qualifions de numérique. Hé oui, la communication « digitale », pour ceux qui ne se laissent pas emporter par le doux échafaudage de leurs rêveries, ce n’est jamais qu’un échange d’informations numérisées. L’adjectif digital est bien un anglicisme ! Et l’Académie française, qui ne s’en laisse pas compter, a eu raison de décrier cet usage, en recommandant l’emploi du terme numérique, qui n’a que le tort d’être plus logique.
Mais la raison n’est pas, hélas ! ce qui domine le monde des modes humaines...
Toutefois, je dois l’avouer, j’ai eu quelque mal à renoncer à ce que j’avais cru percevoir dans le tableau futuriste, mais déjà bien présent, de l’orateur suscité. Il est difficile de renoncer à ce qu’on a cru comprendre, lorsque c’était trop beau pour n’être pas vrai.
J’ai donc poursuivi ma recherche, en quête d’erreurs confirmant mon illusion : c’est l’un des usages précieux du Web, où l’on trouve tout et son contraire.
Je me disais : n’est-il pas fréquent que l’évolution des choses rattrape, et donc corrige, les inconséquences de leur nomination première ?1
Et en effet, j’ai trouvé sur Internet des commentateurs remettant en cause la norme académique. Certes, disent-ils, l’expression « communication numérique » dit bien ce qu’elle veut dire en ce qui concerne la numérisation des données, qui les rend si commodément transmissibles. Mais la « communication digitale » définit beaucoup plus largement la pratique exponentielle de ce nouveau mode d’échange entre les humains, dont les existences s’interpénètrent ainsi en permanence.
Lorsque deux expressions sont extensibles et se chevauchent, il est avisé de les spécialiser pour bien les distinguer. Ainsi progresse la clarté du discours. Si j’ai bien compris ce que j’ai cru lire, on pourrait donc dire en résumant :
• La communication numérique définit globalement une forme d’échange dans laquelle les données de l’information sont codées en langage numérique, étroitement liée à la technologie des divers appareils qui facilitent et développent cette transmission ;
• La communication digitale, par delà les technologies de la numérisation qui l’ont permise, recouvre tout ce qui, dans les groupes humains à tous les échelons, modifie et détermine les nouveaux modes de communication, les nouvelles pratiques relationnelles entre les êtres, faisant de tous et de chacun des émetteurs-récepteurs omniprésents les uns aux autres, ce qu’autorisent précisément la pluralité d’appareils récents, qui se trouvent tous portatifs, et en tout lieu.
Et justement, ce qui milite en faveur de cette acception, c’est la dextérité manuelle qu’exigent ces instruments : voyez comment jouent du pouce et de l’index, à tout instant, les accrocs de ce type communication bien concrètement digitale, même si c’est se mettre le doigt dans l’œil que de se croire en relation sous prétexte qu’on est en contact.
Quant à moi, inversement, je n’avais donc pas eu tout à fait tort de me tromper, puisque la réalité a rendu pertinent l’édifice imaginaire né de mon malentendu…
Le Songeur (22-03-2018)
1 C’est souvent la leçon des étymologies fausses qui ont le goût du vrai. C’est ainsi que l’expression « remède de bonne femme » (c’est-à-dire traditionnel et éprouvé) est une erreur de copistes. En français ancien, il s’agit d’un « remède de bonne fame », c’est-à-dire de bonne réputation (du latin fama, renommée). Contrairement aux préjugés de certaines militantes, cette orthographe l’atteste, ce qui était « fameux » ne pouvait être alors que foncièrement féminin.
(Jeudi du Songeur suivant (164) : « LA DEUXIÈME MORT DE MOLIÈRE » )
(Jeudi du Songeur précédent (162) : « LE PROFESSIONNEL » )