AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (164)

LA DEUXIÈME MORT DE MOLIÈRE

Comment un songe peut-il devenir une nouvelle ? Voici un point de départ :

Comme chacun d’entre nous, un écrivain fait de temps à autre l’expérience de ses limites : il ose se relire ! Et si content soit-il de lui-même (c’est la profession qui veut ça), il arrive qu’il soit insatisfait de son produit…

C’est précisément cette épreuve que je viens de vivre, en « tombant » – si j’ose dire – sur des pages de moi écrites et publiées il y a environ 40 ans. J’y voyais à la fois les insuffisances de l’époque où l'œuvre avait paru (elle faisait « datée ») et celles d’une maîtrise personnelle encore loin d’être aboutie. D’où l’envie et l’idée de retoucher mon texte, mais non sans états d’âme : c’est qu’il faut réfléchir longtemps, avant de commettre l’irréparable1.

Je songeais donc… longuement.

En pareil cas, la difficulté n’est pas technique. Avec un peu de métier, on n’a pas trop de peine à rectifier, élaguer ou ajouter. La difficulté est morale : de quel droit modifierais-je des pages définitivement établies, et peut-être entrées, si peu que ce soit, dans la mémoire collective ?

Dès qu’un livre est publié, il échappe à son auteur. Bon ou mauvais, figé sur le papier, fixé en son époque, il n’est plus qu’une strate infime parmi les couches successives qui ont constitué son existence, la trace d’un moment de labeur oublié, le fruit d’un rêve évanoui.

Qu’oserait prétendre y modifier le lecteur que je suis devenu aujourd’hui, sous prétexte que j’en fus l’auteur ? Ne serait-ce pas tromper ceux qui, étant nés après moi, ne sont pas « de mon temps » ? Si je modifie, je falsifie !

Me voilà prisonnier de ce « scripteur » que je fus, en grand péril de tout gâcher, quoi que je tente. Reformuler ce texte hors contexte, c’est m’exposer au danger de l’abîmer et de trahir celui que je fus. Le monde réel tel qu’il devient m’interdit de refaire ma copie, telle qu’il l’a archivée pour toujours. Il est vain pour un lettré, patenté ou non, de braver la grande loi du Temps qui fige tout ce qui passe. « On ne se refait pas, Monsieur ! ». On ne réécrit pas son œuvre, Monsieur ! On ne revit pas son passé, Monsieur. Vos écrits et vos actes sont également immuables. Vous êtes tombé dans le domaine public !

*

Partant de ces réflexions qui me troublent, je me demande comment les rendre sensibles à un lecteur normal, qui n’aime pas trop qu’on coupe les cheveux en quatre. Il faudrait que je raconte, plutôt que de disserter. J’ai un thème : pourquoi ne pas en faire une fiction ? Il suffirait de mettre « en scène » mon sujet. Conter l’histoire d’un écrivain qui… Une nouvelle devrait suffire, dont l’art est de ne pas s’étaler.

J’imagine. La nouvelle raconterait comment un auteur célébré, réapparaissant trois siècles après sa mort, entreprendrait de retoucher ses livres, au risque d’en inverser le sens.

Par quel biais reviendrait-il ? Renaissance, résurrection, métempsycose, comme vous voudrez. Dans le fantastique, tout semble permis dès qu’on y croit assez pour y faire croire… Compte tenu des avancées de la science, il serait tout à fait indiqué de le faire revenir à l’existence à partir de son ADN, récupéré dans le fouillis poudreux de sa dépouille mortelle.

Admettons, par exemple, qu’il s’agisse de Molière.

Deux possibilités s’offrent ici : ou bien, dans sa « vie » post mortem, il a pu suivre tout ce qui s’est passé depuis son décès (évolution qui justifierait le désir d’adapter son œuvre à la modernité). Ou bien, il n’a pas cette connaissance, et pensant le monde inchangé, il voudra simplement parfaire ce qu’il n’a pas eu le temps de peaufiner dans son existence sur-occupée. Attention au rédacteur : s’il choisit l’option d’une réactivation de l’ADN du défunt, il lui faut éviter de plagier l’intrigue d’Hibernatus.

Imaginons…

*

Voici Molière rendu à la vie, sans doute dans un lieu écarté, un couvent peut-être, une saine retraite à l’abri du « monde », loin des fastes de Versailles et des intrigues de la cour :

Loin de toute assistance,

Il se plaît à écouter

À demi transporté,

Le bruit des ailes du silence

Qui vole dans l’obscurité…

Il prend son temps. Il s’informe et reprend connaissance de ses œuvres, en dépassant son impression première de « déjà lu, déjà vu ». Et ce qu’il découvre, avec la distance critique que procure toujours un bref séjour dans l’éternel, c’est qu’en dépit du statut reconnu de son œuvre classique, un certain nombre de ses pages laissent à désirer. C’est souvent malhabile, trop vite rédigé, voire carrément mauvais.

Il incrimine sans doute les circonstances peu propices, ou les négligences des copistes et des éditeurs trop pressés de vendre, déjà, à l’époque. Mais, en honnête homme qu’il n’a cessé d’être, il considère sans aménité ses propres défauts, et se saisit soudain de sa plume.

Alors, fébrilement, il rature, taille avec mesure, allège les tirades, retouche les dialogues, raccourcit les périodes du discours. Il s’attaque notamment à Dom Juan, pièce qu’il avait rédigée à toute vitesse, au point de n’avoir pas eu le loisir de mettre ce texte en vers.

Incognito, dans l’heureuse paix de jours sereins, au sein donc d’un monastère ouvert à la modernité, Molière refait fougueusement ses pièces. Il y croit ! Des copistes qui l’entourent y croient de même. Ils prennent contact avec quelque éditeur hollandais, pour contourner les censures de la France éternelle. Et voici que reparaît enfin la somme de son Œuvre, revue, corrigée, augmentée, défiant toute autre édition critique. Une sorte de Pléiade up to date ! Et signée : « Molière ». En personne ! Imaginez !

Imaginer ? Mais voyons, c’est la consternation ! Qui peut y croire ? Qui peut avoir intérêt à ce que Molière revienne parmi nous ? Comment ne pas suspecter une vaste supercherie ourdie par des éditeurs prêts à toutes les fakes new pour fabriquer des best sellers ?

Une signature authentique peut être si facilement imitée…

Aussitôt naît et s’enfle une polémique qui rappelle, en beaucoup plus retentissante, l’antique mini-querelle des Anciens et des Modernes. Car ce sont paradoxalement les milieux cultivés les plus admiratifs du génie moliéresque qui se montrent les plus virulents.

Imaginez Molière en proie à une nouvelle cabale, ses fans devenant ses détracteurs !

Imaginez ! Les premiers à monter au créneau sont les fidèles de la CCMRO2, qui dénoncent tout metteur en scène trahissant les intentions du dramaturge, et viennent de ruiner la thèse farfelue selon laquelle les pièces du comédien auraient été écrites par Corneille. Ils n’admettent pas qu’un Molière puisse en cacher un autre.

Immédiatement suit l’Académie française, qui prétend défendre la langue de Molière contre Molière lui-même, en l’accusant de faux. Molière, faussaire de lui-même ! Où mène l’imbécillité des hommes de notre temps !

Puis c’est la Comédie française, ô troupe vénérable ! qui entre en scène pour dissuader le public de croire à la possible renaissance du génie national. Les Comédiens français réclament la comparution immédiate de « l’imposteur Poquelin » devant leur Tribunal. Il lui sera ordonné, pour mieux le confondre, de déclamer l’ensemble des rôles qu’il a joués sur les planches. Épreuve bien cruelle pour un Classique réincarné qui vient de récrire ses plus grands textes !

Et la Critique ? Que va faire la Critique ? Eh bien, hormis les voix de quelques troublions, elle enfourche le discours d’exclusion du prétendu imposteur. L’Université, ses professeurs émérites et ses chercheurs patentés récusent hautement qu’un nouveau Molière se soit réincarné pour réécrire son théâtre. Pensez : tout ce qu’ils en ont dit deviendrait obsolète ! Si bien que Molière, désacralisé par Molière, serait en passe de ridiculiser tous ceux qui ont prétendu partager sa gloire en le célébrant !

Quant aux auteurs d’aujourd’hui, qui rêvent d’être édités en Pléiade pour devenir immortels, ils se sentent eux-mêmes menacés dans leur postérité virtuelle. Si Molière ose se retoucher, cela veut dire que toute œuvre est retouchable ! Voici la clique des gens de lettres qui s’épouvante de ce que ses cacas ne soient plus intouchables !

Choqué d’une aussi vaste condamnation, un savant propose alors, comme préalable à tout verdict, que l’on vérifie l’ADN de l’infortuné. Ce qui dépassionnerait le débat.

Le naïf ! Il essuie sur-le-champ une risée collective que rien ne saurait éponger. « D’autant, précise un linguiste, que les statistiques caractérisant le langage historique de Molière suffisent à démontrer qu’aucune des retouches de ses œuvres ne saurait être de lui. ».

Le coup de grâce est asséné par les autorités de la Bibliothèque nationale qui, déplorant l’insuffisance chronique des crédits qui leur sont alloués, notent que la BN ne peut en aucun cas assumer les bouleversements qu’un Molière réécrit occasionnerait à ses archives.

Ce vaste branle-bas serait comique s’il n’entraînait une funeste conséquence : notre génial classique se met à douter de lui-même ! On n’a pas pu lui cacher, tout en les aseptisant, les remuements et les bruits qu’engendre sa nouvelle édition. Avec doigté, on l’a mis peu à peu au courant des étranges mœurs de notre siècle, qui lui rappellent – en pire – celles de son époque. Il n’en revient pas. Il est sidéré, il est prostré. Voilà Molière qui en vient à se demander s’il est bien Molière ! On craint pour sa santé mentale. On affiche dans sa cellule monacale le célèbre portrait de trois-quarts que fit de lui Mignard. Il passe des heures à se rassurer en se contemplant. On dépose sur sa table un exemplaire du Lagarde et Michard où son œuvre est magnifiquement expliquée et louée. Tout doit être entrepris pour éviter que sa déconvenue ne se mue en spirale maniaco-dépressive3.

Va-t-il s’en relever ? Que va-t-il advenir du pauvre comédien, ressuscité quatre siècles à peine après sa naissance ? Peut-il persister dans l’existence ? Va-t-il mettre fin à ses jours par désespoir d’être glorifié sans être reconnu ? Et si jamais quelque universitaire frustré, paranoïaque invétéré, se sentait la mission d’empoisonner l’imposteur pour épurer à jamais le monde des lettres ?

Tout est possible ! La présence réelle d’un auteur authentique dérange trop le monde pour qu’on ne tarde à le ré-ensevelir dans le linceul de la célébrité.

Tout est possible !

Et qui nous dit que ce n’est pas la cabale des dévots du Culte de Molière qui s’apprête elle-même à jurer la perte de Jean-Baptiste Poquelin ! En matière d’ironie, le Sort est le plus grand des maîtres…

Tout est possible !

Y compris, au point où nous en sommes, que ce soit en moi que Molière, dit « le Contemplateur », ait choisi de se réincarner4

Ô combien je frémis d’angoisse et d’allégresse à cette idée !

Quelle histoire, mon Dieu, quelle histoire !

Tenez : j’ai presque envie de la raconter… On lui donnerait pour titre :

« La Deuxième mort de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière. »

Le Songeur  (29-03-2018)


1 Allusion à un axiome trivial qui me fut un jour appliqué : « Toi, tu es le genre de gars à réfléchir longtemps avant de faire une connerie. » En faire, peut-être, mais en dire, j’espère bien que non.

2 Compagnie du Culte de Molière et du Respect de son Œuvre.

3 J’ai connu ce terrible syndrome lorsque je me pris pour Blaise Pascal, fasciné par les pensées endormies de son masque mortuaire. Mais me concernant, ce n’était (je crois) qu’une névrose passagère.

4 Je dois préciser ici un détail troublant. Il existe en effet, dans mon ascendance généalogique, une certaine « Mademoiselle Molière » dont rien ne prouve que son statut de « Demoiselle » l’ait empêchée d’être mère…



(Jeudi du Songeur suivant (165) :
    QUEL EST CE DIEU QUI NOUS FERAIT « ENTRER EN TENTATION » ? )

(Jeudi du Songeur précédent (163) : « DE LA COMMUNICATION DIGITALE » )