AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (161)

L’AFFAIRE BERGÉ

J’étais quelque peu engourdi par les délices d’un hiver à –10°, lorsque je fus mis au courant d’un nouveau scandale : la ci-devant députée Aurore Bergé, invitée politique de l’émission « Salut les Terriens », avait été victime du sexisme affligeant des spectateurs, alors qu’elle venait simplement faire passer son message. En ce samedi 24 février, il lui fut en effet reproché d’avoir revêtu une robe trop courte et un décolleté plongeant, choix risqués par grand froid. Mais le problème n’était pas dans cette prise de risque pour sa santé. La honte, c’était qu’en 2018, « une femme soit encore jugée par rapport à la tenue qu'elle porte plutôt que par rapport aux propos qu'elle tient. »

Étonné qu’on en fût encore là, j’ai voulu en savoir plus. J’ai « visionné » quelques extraits de l’émission, parcouru nombre de commentaires (les « pour » et les « contre »). Et voici ce que j’ai retenu de cette enquête partielle, et sans doute partiale...

*

L’émission politique s’ouvre comme une dramatique. L’animateur salue la présence d’une invitée exceptionnelle : porte-parole du Gouvernement à l’Assemblée Nationale, signataire d’un rapport sur les relations école parents, chargée officiellement de réfléchir sur la réforme de l’audiovisuel public… Une pointure, qui promet de fortes paroles.

Impressionné, je suis forcément tout ouïe tout oreille. Mais, guidé par les caméras, me voici saisi malgré moi, et peut-être séduit, par l’étonnante tenue de l’intéressée : oui, sa robe est si courte que je ne puis échapper à ces cuisses serrées qui s'exposent, et oui, ce décolleté est si plongeant qu’il fait de l’écran télévisuel un insondable gouffre… Saturé au plan du regard, j’en perds toute capacité d’écoute au plan du discours. Je n’ai plus de cerveau disponible pour suivre les propos spécifiquement « politiques » de l’héroïne. Et ne suis pas le seul, puisqu’un commentateur la remercia de lui avoir épargné, en le distrayant par sa tenue, les platitudes de son discours…

Arrêtons les frais. À l’ère de la « communication », la jupette d’Aurore Bergé est sans doute plus qu’une faute : c’est une erreur. Bien qu’experte en matière audiovisuelle, elle a oublié les lois du genre :

1/ Principe premier : à la télévision, l’image prime la parole. Elle peut la desservir, la rendre inaudible, et même la contredire. En ce qui concerne l’affaire Bergé, nombre de téléspectateurs ont été si médusés par l’accoutrement en quelque sorte tonitruant de l’invitée… que ce bruit les a rendus incapables d’entendre sa parole. Si bien que le public, décontenancé, a pu muer sa frustration au niveau « discours » en mépris de l’image.

2/ Principe second : dans toute transmission, le rapport signal/bruit est déterminant. Le « signal » est le sens, ce que l’on veut faire passer ; le « bruit » est l’ensemble des éléments qui freinent ou parasitent ce message, dans une situation de communication donnée. Ce « bruit » peut être aussi bien le remuement dans une salle que la friture dans un micro, la mauvaise diction de l’orateur, ou l’emploi maladroit de mots drainant des connotations involontaires (jusqu’au lapsus)… Mais aussi, très souvent, le bruit tient à ce que l’orateur brouille son propre message central par l’adjonction plus ou moins consciente de messages seconds qui le concurrencent ou le contredisent.

3/ Troisième principe : il faut se méfier absolument des « communicants ». Quoique savants, ceux-ci ne cessent d’oublier le principe second, en conseillant justement aux responsables politiques d’ajouter des éléments annexes au message central, pour mieux « passer »… Et voilà que le public, moins sot qu’on ne le croit, rejette la globalité de leur message à cause de la sauce périphérique dans laquelle les orateurs ont cru devoir le noyer. C’est ainsi que la jupette d’Aurore a éclipsé sa voix. J’imagine ce qu’on lui a dit. « Vous passez chez Thierry Ardisson ? Alors, n’hésitez pas ! C’est très « people » comme émission. Soyez « sexy », et vous ferez passer tout le reste... » Enfin, j’imagine.

La surprise de notre députée fait pitié. Elle proclame, outrée, que la longueur de sa robe est un détail sur lequel elle ne doit pas être « jugée », et que seul ses propos méritent l’examen. C’est oublier que son choix vestimentaire fait partie de son discours, de son message global. La longueur de la jupe dit quelque chose de la dame qui la porte, y compris quand elle fait partie des élus. Or, quiconque représente un pouvoir politique dans une émission politique doit être jugé sur l’ensemble de sa présentation. Sa tenue n’est pas neutre. Quand on se produit publiquement, le choix du vêtement est toujours une parole sociale en même temps que personnelle.

Il y avait donc une réelle dissonance, voire une imposture, à prétendre délivrer un message politique au niveau verbal, en lui adjoignant un « discours » sexy au niveau visuel. Et si celui-ci a pris le pas sur le premier, c’est bien du fait de l’actrice, et non du public qui n’en demandait pas tant. Face à ce discours double, l’observateur est en droit de s’interroger : l’oratrice a-t-elle voulu mettre sa capacité de séduction au service de son argument politique, ou se servir de sa position politique pour promouvoir sa séduction personnelle ? Le sait-elle ? Certes, on ne peut que déplorer la nature sexiste de certaines réactions qu’elle a suscitées (elles ne le sont pas toutes), mais il n’en reste pas moins que leur ampleur fait écho à l’ambiguïté de sa stratégie.

Il est caractéristique que la plupart des avocat(e)s de la députée passent sous silence le contexte de l’affaire, à commencer par l’intéressée : « Alors, vous savez quoi ? Je n’ai pas à être jugée sur la longueur de ma robe. Ni moi ni aucune femme. Je n’ai pas à subir d’insultes, de harcèlement ou pire, en raison d’une robe. Ni moi ni aucune femme. Rien ne justifie ou n’excuse cela. Sexisme ordinaire. » Elle fait comme si on l’avait insultée dans la rue, sans lien avec sa prestation « politique ». Et de jouer à la femme publicitaire qui porte ce qu’elle veut, où elle veut, quand elle veut. C’est mon choix donc c’est mon droit. Impossible que ce sexisme ordinaire n’ait été ici qu’une réponse à un choix de séduction vulgaire !

Le bon François de Rugy, qui fut si intransigeant à l’égard du maillot sportif de François Ruffin, soutient sans réserve sa collègue : « Lamentable déferlement de propos sexistes et misogynes à l’encontre de notre collègue A.B., suite à son passage dans SLT. N’en déplaise à certains, une femme a le droit de s’habiller comme elle le souhaite, sans avoir à subir de tels commentaires ou se justifier. » En d’autres termes, le citoyen n’a qu’à se taire, puisque l’élue, en tant que femme, n’a pas à « se justifier » !2

Et voici qu’Anne Sinclair, qui s’y connaît en matière d’harcèlement, déclare tout de go : « Ces commentaires sur la robe d’A.B. sont lamentables. On a droit en 2018 d’être sexy et intelligente ! Les archives de la télé sont pleines d’images des années 60 où une speakerine avait été virée pour avoir montré ses genoux. Sacré progrès. »

Sacré progrès ? Anne Sinclair croit défendre la députée, en exaltant le droit d’être sexy. Mais c’est confirmer que le choix d’Aurore Bergé n’était pas le fait de son ingénuité. La robe a manifesté son intention de séduire. C’est-à-dire, de jouer de la douce violence de ses charmes. Ce qui est une forme, osons le mot, de harcèlement, si « soft » soit-il…

Car être sexy, ce n’est pas simplement se faire belle en son miroir. C’est se faire objet de désir pour autrui. C’est jouer de ce que l’on nomme en langage moderne, c’est-à-dire en anglais, le « sex appeal ». L’effet recherché est de flatter le désir sexuel du public pour s’assurer une emprise qui n’est pas forcément libératrice… La tenue sexy étant appel, ce « discours » mérite réponse. Soit positive (« On a droit en 2018 d’être sexy » = les gens aiment ça). Soit négative (« A.B. s’est habillée en allumeuse pour faire le buzz sur Twitter »). Les réactions à cette tentative de séduction sont donc légitimes, et pas plus « déplacées » que la conduite qui les suscite. Dans l’espace médiatique actuel, hyper-sexualisé, le « harcèlement sexuel » n’est pas à sens unique : quiconque se fait objet de désir y contribue. C’est évidemment permis. Mais ce n’est pas innocent.

En tant que citoyen ouvert aux propos d’une invitée politique, j’attends d’être intéressé, mais non pas dragué.

Le malheur de celle qui s’exhibe, c’est de transformer son spectateur en voyeur.

Il m’a semblé qu’en la circonstance, l’intelligence eût conseillé la pudeur.

Ce sera ma réponse de bergère à la Bergé.

Le Songeur  (08-03-2018)


Note 1 :

Ceux qui veulent se faire une idée par eux-mêmes peuvent consulter l’émission Salut les terriens du 24 février 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=R-hxpo2LHz0
Aurore Bergé est invitée deux jours plus tard dans l'émission C à vous :
https://www.youtube.com/watch?v=DAofG24Tf8U

Note 2 :

Je n’ai pas à être jugée, dit l’une. Elle n’a pas à se justifier, dit l’autre. Mais à quelle légitimité font appel ces innocences ? À la supposée communauté des femmes actuelles, libres et modernes, dont l’autorité collective justifie la libre conduite de toute femme particulière. Ce qui nous rappelle étrangement les coteries classiques, en particulier la fameuse cabale des dévots, dont Molière disait : « Qui en choque un se les jette tous sur les bras. » On ne peut donc rien dire à l’encontre de cette puissance secrète. On ne sert pourtant pas le « bon » féminisme, en lui faisant cautionner le droit de la femme à se montrer vulgaire.



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