AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (160)

LE MONSIEUR AU BOUT DE BOIS

Je l'avais déjà croisé dans le parc, flanqué d'une dame sévère à sa droite, et tenant bizarrement, à la main gauche, un morceau de bois qui pendait. Où avait-il été chercher ça, et pour quoi faire ? Du feu ?

Et voici qu'hier, marchant d'un pas tranquille, je le vois au loin qui s'avance dans ma direction, comme s'il n'avait pas cessé de se promener avec sa dame à l’air sévère. Discrètement, je fais un zoom sur le bonhomme, et je m’aperçois qu’il tient toujours un bout de bois qui pend à sa main, plus long que l’autre, et vaguement blanchâtre, – un vrai tibia !

Intrigué, je ne vois plus que lui venant sur moi, je le toise, je vais le croiser, et c’est alors que, pris soudain d'une inspiration subite, je lui arrache son espèce d'os en bois, crache dessus en faisant pfutt, pfutt, et le balance à vingt mètres en lui signifiant du regard « Va chercher » !

J’étais sûr qu’il allait bondir rechercher son tibia, je l’imaginais déjà me le rapportant entre les dents, en frétillant de la queue, et voici que…

Incroyable !

Loin de bondir, non seulement l’animal n’avait pas bougé d’un pouce, mais il me regardait de haut, sidéré autant que moi-même.

Et sa maîtresse, choquée, avait la bouche ouverte sans parvenir à en sortir un son !

Les pauvres…

J’avais pitié ! Il était en même temps éberlué, interdit, et triste ! Je devinais dans ses yeux une lassitude suprême de bouledogue en déprime ! Un vrai Droopy ne sachant pas saisir sa chance.

Comment n’avait-il pas compris le sens de mon action ? Au bout d’une seconde de silence insoutenable, je tentai de l’éclairer d'une brève parole :

— Rapporte...

Rien à faire. Il restait muré dans l'attente d'on ne sait quoi, les yeux absents, et peut-être même teintés de compassion envers ma personne qu'il souffrait de décevoir...

À l’évidence, je ne devais pas brusquer les choses. L’animal avait dû être si souvent malmené ! Faisant alors effort de pédagogie, je lui susurrais :

— Va chercher... Ramène, ramène le no-noss à Papa !

Lui adressant ces mots, je mis ostensiblement la main à la poche, comme pour l’appâter d’un su-sucre...

Et ce faisant, je ne pouvais m'empêcher de songer à son cas, aux terribles traumas subis dans son enfance. Et lui, en même temps, devait flairer en moi l’offrande d’une fraternité à laquelle il ne pouvait répondre en présence de l’autre, cette dame qu’il promenait.

Il devait prendre l’air indifférent, retenir sa tendresse canine, jouer au "Monsieur"…

Je compris sans peine qu'il ne fallait pas insister. Loin de me sentir froissé de son défaut d'obéissance, je devais lui laisser tout le loisir de rapporter son os à sa maîtresse, quand elle le mériterait.

N’étant pas susceptible, je poursuivis donc mon chemin, sans l’humilier de mes regrets, et gardant le su-sucre dans ma poche.

Je marchai hardiment droit devant.

Je m'abstins d'écouter ce qui pouvait se dire ou se penser derrière moi.

Je n’excluais pas pour autant d'être tout à coup rattrapé par le toutou de la dame, qui mettrait toute sa joie à me rapporter le précieux no-noss serré dans sa mâchoire baveuse, en frétillant de la queue.

Tout était encore possible !

Au bout de quelques pas, me retournant à peine, j'ai pu voir qu'il était resté sans bouger, incrédule. Puis il m'a semblé qu'il allait à pas lents rechercher son bout de bois...

Qu’allait-il faire ?

C'est sans doute à vous de me le dire...

Le Songeur  (01-03-2018)



(Jeudi du Songeur suivant (161) : « L’AFFAIRE BERGÉ » )

(Jeudi du Songeur précédent (159) : « UN RECTANGLE DE CIEL » )