Un Père, interpellé, disait :
« J’envie ceux qui se détachent. En ce me qui concerne, mes attachements sont mes raisons d’être. Comment pourrais-je me délester de ce qui me fait ce que je suis ?
Je demeure attaché à toutes mes racines. Sinon, je ne demeurerais pas.
Je m’attache sans retenue à mes objets (même s’ils s’usent), à mes amis (même s’ils vieillissent), à mes aimés (même s’ils faiblissent en même temps que moi-même), à mes enfants (même si, pour grandir, ils ont à s’éloigner de moi).
Je suis incapable d’obsolescence. J’en refuse l’idée. C’est ma manière d’être vivant.
Je suis attaché à toute forme de permanence qui tisse mon existence. Le détachement serait pour moi déracinement, abandon, mort. »
« C’est parce que j’aime si fort le « présent » que je continue de l’aimer et révérer lorsqu’on le dit « passé ». C’est parce que j’aime le monde hic et nunc, si mouvant soit-il dans son écoulement, que je ne puis me séparer de la part de moi qui s’écoule avec lui.
Vivre demain ne peut être pour moi trahir hier. Comme je le regretterais ! Honte à celui qui rougit de sa nostalgie, ou feint de l’ignorer, parodiant l’Horace de Corneille :
Ce temps vient de passer, je ne le connais plus !
À quoi je répondrais, pour la rime :
Je le connais encore et c’est ce qui me tue…
Ce qui me tue, littéralement, c’est l’idée de devoir rayer de ma vie ce passé vivant qui persiste à constituer mon être actuel.
Honte à ceux qui font du « détachement du monde » une vertu suprême ! Je n’y vois pour ma part qu’insouciance, humeur volage, infidélité à soi-même, inconstance, c’est-à-dire incapacité à demeurer en phase avec son propre temps de vie, au point d’en vouloir changer sans cesse. Et donc, incapacité d’exister, reniement de l’être. »
Ce Père disait encore :
« C’est parce que j’ai aimé absolument mon enfant de sept ans, en le modelant, que je continue de l’aimer absolument lorsqu’il en a quarante sept, en respectant ce qu’il devient.
Chaque instant de ma vie est ainsi comme un enfant que j’accompagne et fais grandir, pour le pérenniser en moi-même :
Je n’effacerai pas ce que tu fus pour moi :
Ta place est dans mon cœur.
Que notre confiance en toi et moi demeure
Aussi vive que la première fois ! »
« Il m’arrive parfois de re-contacter des êtres que j’ai connus il y a soixante ans, pour qui j’ai eu de l’intérêt, de la sympathie, de l’attachement, et que la vie a éloignés de moi. Amère surprise : ils ne s’en souviennent pas, ou n’ont nulle envie de se souvenir. Je vis dans le présent, me dit l’un d’eux, dont je crains qu’il ne meure avant moi. Ce sont des « détachés » normaux, des oublieux de ce qu’ils furent. Ce qui pour moi demeure passé vivant, n’est plus pour eux que lettre morte. On ne fait pas revivre le passé ! disent-ils encore. Mais moi, je n’entreprends nullement de faire revivre mon passé, je remarque simplement qu’il remue là, en moi, toujours présent, toujours vivant. Je persiste sans vergogne à me sentir ce que j’ai été, et que je suis encore, en mon for intérieur. Je ne serai jamais un surfeur de moi-même qui mute à chaque vague. »
Il ajoutait, en s’amusant :
« On me fait parfois une remarque très ambiguë : Décidément, tu n’as pas changé. Eh bien, en effet, Dieu merci ! N’en déplaise aux accros du changement, je n’ai nul désir de me détacher chaque matin de celui que j’étais la veille.
Alors, tu passes ton temps à cultiver tes nostalgies ? Je n’ai pas besoin de « passer mon temps ». Je cultive ma nostalgie, certes ; mais ni plus ni moins qu’une fleur qui entretient la tige qui la porte. La nostalgie éclaire souvent ce qui, dans la vie, est à venir. Je cultive une nostalgie tournée vers l’avenir !
Tu te contredis ? Pas du tout. Ma nostalgie d’aujourd’hui est en tout point semblable à ma rêverie d’antan : l’une et l’autre sont motrices d’une même quête de vie, intemporelle, qui puisse transcender le passé et le futur.
Mais dis-moi, qu’en est-il des autres, de ceux qui t’entourent, de tes propres enfants ? Ne les empêches-tu pas de se détacher de toi ?
Si, bien sûr ! Un peu. Je les retiens à peine, sans les mettre au frigo. J’opère un rien de chantage affectif, mais ouvertement, sinon ce serait pernicieux. Je leur fais savoir qu’on ne se libère pas du Père en rejetant de son être cette « part de soi » qui vient de lui. Ceux qui veulent vraiment envisager l’avenir doivent bien, pour mieux voir celui-ci se profiler au loin, monter sur les épaules de ceux dont ils sont nés. Nous sommes tous pétris de la pâte des vivants du passé, dont nous sommes tout bonnement des sur-vivants. »
« Tu irais jusqu’à leur chanter que c’était mieux avant ?
Je leur dis simplement d’éviter que ce soit pire demain… Je les mets en garde contre les « innovants séniles » d’aujourd’hui qui ne cessent de désenchanter le monde en le technicisant. Qu’ils fuient s’ils le peuvent les sirènes de l’adhésion statique au « monde qui bouge », et leur font croire qu’ils s’agitent en restant rivés sur des écrans. Qu’ils doutent de l’optimisme béat et du progressisme figé qui les poussent à lâcher la proie de leur existence concrète, humainement engendrée, pour l’ombre d’égos-types à venir, parachutés dans des pochettes-surprises, par les marchands d’illusions du grand Capital mondial. »
Et le Père disait enfin :
« Les pesanteurs de la vie terrestre suffisent à nous détacher de ce que nous aimons : n’en rajoutons pas. Le héros du détachement sans fin, qui échappe aussitôt à ce qu’il n’a pas même pris le temps d’éprouver, ne saura jamais ce qu’est la tendresse partagée.
Je ne pratiquerai jamais ce reniement de mon être, de ma paternité, qui consisterait à faire le deuil de ceux que j’aime, quoi qu’ils deviennent. Et je présume que si Dieu existe, Il doit penser pareil. C’est son boulot de Berger, après tout.
Et s’il faut bien que chaque père sache un jour « se détacher » du fils pour permettre à celui-ci de se détacher du père, alors, apprenons à nous détacher sans nous dés-attacher, en toute fraternelle liberté ! »
Que répondit le fils ?
Personne ne le sait*. En a-t-il seulement un ?
Le Songeur (22-06-2017)
* Toute ressemblance (partielle) entre le Père interrogé ici et la personne du « Songeur » qui rapporte ses paroles, ne saurait être que le fruit fortuit d’une coïncidence heureuse.
(Jeudi du Songeur suivant (139) : « LE CHRIST EST-IL ÉVANGÉLIQUEMENT CORRECT ? » )
(Jeudi du Songeur précédent (137) :
« CES CAILLOUX QUI BRILLENT AU GRÉ DES SABLES QUE L’ON FOULE… » )