Bon nombre d’entre vous, je suppose, préfèrent le frisson assuré d’un thriller bien ficelé à l’éclat abyssal d’une sentence de Corneille.
À chacun ses émotions favorites…
Pour ma part, je viens de tomber en arrêt (une fois de plus) devant la péremptoire déclaration que le jeune Horace adresse à son beau-frère Curiace :
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
Cette célèbre réplique me terrifie.
Vous vous souvenez : Horace et Curiace sont deux nobles appartenant aux deux patries rivales que sont Rome et Albe. Horace vient d’épouser Sabine, sœur de Curiace. Curiace s’apprête à épouser Camille, sœur d’Horace. Les deux familles se respectent et s’aiment. Mais voilà que les deux Cités, pour éviter une bataille sanglante, ont décidé de remettre l’issue du conflit à un duel entre leurs champions respectifs. Or, tandis que Rome choisit pour champion Horace, qui en est fier, Albe nomme Curiace, qui ne se sent capable d’honorer sa patrie qu’à contrecœur.
C’est alors que les deux jeunes gens s’adressent leurs adieux, l’un se plaignant du sort tragique qui leur échoit, et l’autre, Horace, y voyant l’occasion de prouver sa Vertu héroïque, en bannissant d’un seul vers son beau-frère de sa vie.
Quel abîme ! Que se passe-t-il réellement dans la conscience du jeune Horace ? Comment peut-il décider d’ignorer celui qu’il aimait ? Est-il possible de ne plus connaître celui qui est devant soi et qu’on chérissait, sans tomber dans les arcanes de la double-pensée ? Car il faut bien reconnaître, pour le haïr, celui à qui l’on veut montrer qu’on ne le connaît plus !
Vertige, symétrique, de Curiace, lui qui soudain se voit banni d’un lieu, d’un cœur, où il était aimé ? Un mot, un seul, peut-il suffire à trancher un lien vital ? J’existais dans ton regard, et tu as décidé de ne plus me regarder ! Déclare-moi plutôt une haine coléreuse, que je puisse me sentir encore « vivre » à tes yeux. Car si tu m’ignores, tu m’élimines. Qu’importe la suite, le meurtre est déjà fait. Ta sentence à elle seule est un coup de poignard. On meurt toujours, de n’être plus aimé.
Et Curiace ne s’y trompe pas, qui réplique au trop ardent mari de sa sœur :
Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue.
Dans le détail de cette scène (Horace, Acte II, Sc. 3), l’échange entre les deux jeunes gens est au début plus complexe. Horace aussi a concédé quelque plainte, avant de considérer les avantages, si l’on ose dire, que cette situation offre à son désir de dépassement de soi. Mais alors que Curiace se résigne au combat la mort dans l’âme, Horace y poursuit une gloire suprême : l’honneur de sacrifier ses liens familiaux à sa patrie ! Un vrai djihadiste…
Ce qui lui vaut cette parole de Curiace, pour le moins aussi forte :
Je rends grâces aux Dieux de n’être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.
Au fil de ce débat, il apparaît qu’en réalité, les deux héros sont animés par les mêmes « valeurs », mais qui sont différemment hiérarchisées par chacun. On peut les définir comme suit :
• La Vertu (civique : l’amour suprême de la patrie et de la loi des Pères) ;
• L’Ambition, la volonté de vaincre (par désir de gloire, d’éclat, de pouvoir) ;
• Le Cœur, au sens classique de courage, de vaillance ; mais d’une vaillance toujours animée par une flamme : la passion, l’énergie aimante, la « force d’aimer » (par opposition à ce que serait une volonté de fer insensible).
Chez Horace, qui n’est pas totalement indifférent à la douleur qu’implique son choix, les deux premières qualités l’emportent sur la troisième.
Chez Curiace, c’est la Vertu et le Cœur qui priment, et annulent en lui la vanité du désir de gloire. Et ce Cœur qu’il manifeste, parce qu’il est amour et loyauté tout à la fois, est aussi la raison de sa vulnérabilité. Il préférera mourir que d’être meurtrier.
De ces deux personnages (littéraires), on peut essayer de tirer le schéma d’une opposition radicale entre deux types d’hommes : l’homme de cœur et l’homme de pique (vu qu’Horace est tout entier dans son épée !).
*
L’homme de pique, homme de pouvoir et d’ambition, c’est celui qui ne vous regarde pas, qui ne vous connaît pas. Si, lors de telle ou telle rencontre, il lui arrive de jeter les yeux sur vous, ce n’est que pour flairer en vous ce qui peut servir son projet ou son intérêt du moment. Observez bien ce type d’homme, lorsque vous lui êtes brièvement présenté : il ne vous voit pas ; il est pressé ; ses yeux ne cherchent pas les vôtres ; sa poignée de main demeure machinale ; il vous perçoit sans doute, tout en regardant ailleurs ; il ne cherche nullement à vous connaître : il est tout habité pas ses fins dont vous ne sauriez être qu’un moyen. Il est aux antipodes du fameux impératif catégorique de Kant : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »
L’homme de cœur, c’est celui qui te reçoit, qui semble d’emblée à l’écoute de ta personne, quand bien même il se tait et n’ose te brusquer par des questions. Ses yeux cherchent les tiens. Il entend sans doute ce qu’on lui dit de toi (ta situation professionnelle, ton existence sociale, les qualités que reconnaît ton milieu). Mais c’est toi, ta vie, ton être immédiat qu’il pressent et connaît, tout en s’offrant disponible à ce que tu pourrais attendre de lui. Fais bien attention à son regard : il peut même te gêner en ce qu’il mesure ta faiblesse, et devine ce que cachent tes yeux sous le battement de tes cils. Et pourtant, si tu peux un instant te sentir mis à nu, tu éprouves aussitôt la confiance qu’il te fait : sa bienveillance t’assure qu’il reconnaît la « bonté » de ta propre nature, dont tu pouvais douter. La seule chose qu’il aurait du mal à te pardonner, c’est ton imposture (qui n’en a ?) ou ta façon de « frimer » pour masquer ta vulnérabilité. Car le regard de l’homme de cœur est à double tranchant : s’il accueille les humbles de cœur, il démasque sans peine la pulsion de pouvoir qui habite l’homme de pique.
L’homme de pique méprise évidemment l’homme de cœur. Mais ce mépris dissimule une peur : la crainte secrète de se sentir connu tel qu’il est, ce que sa vanité ne supporterait pas. Le regard modeste de l’homme de cœur pourrait suffire à balayer en lui l’échafaudage illusoire de ses ambitions misérables.
L’homme de pique non seulement ne peut connaître, mais surtout, ne veut pas connaître l’homme de cœur. Il n’a pas de temps à perdre. Pas le temps « d’aimer » l’autre. S’il ignore délibérément son regard, c’est qu’il esquive la relation de vérité qui lui est périlleuse. S’il sortait de sa manière machinale de juger, née du calcul instrumental de l’usage qu’il peut faire d’autrui, s’il se laissait aller un instant à « apprécier » les qualités de cœur de l’homme de cœur, il risquerait de réveiller en lui cette autre façon de connaître qui est d’être avec plutôt que d’agir sur. Il frôlerait l’intelligence du cœur, il se sentirait aussitôt désarçonné dans son désir d’instrumentaliser. Une relation vraie, ça peut donner le vertige, et briser vos carapaces.
Est-ce à dire que l’homme de pique aurait aussi, virtuellement un cœur sensible ? Les deux natures seraient-elles compatibles ? L’essence de l’homme est-elle duelle ?
Absolument ! Pour la commodité de mon double portrait, j’ai tranquillement triché. J’ai fait comme si mes deux types humains étaient des caractères innés, inconciliables par nature. En vérité, nous sommes les deux, dès le commencement.
L’homme de cœur est déjà là, chez l’enfant qui te regarde et te questionne, les yeux grand ouverts, qui veut te connaître pour te connaître, parce qu’il trouve prodigieux l’être que tu es. Il t’interroge en silence, il te cherche et se cherche en toi, il s’imprègne avidement de ton modèle d’humanité.
Mais l’homme de pique couve également en lui : il envie ton pouvoir apparent, il va faire l’agneau pour obtenir de toi un bonbon ou un jouet, il joue sa comédie d’enfant pour mieux te manipuler. Et cela ne manquera pas de s’aggraver, de façon latente ou manifeste, au fil de ses confrontations quotidiennes.
Si chacun veut bien examiner la moindre de ses journées, passer au crible ses échanges avec ses divers interlocuteurs, il verra combien il traite l’humanité le plus souvent comme un moyen et si rarement comme une fin, pour reprendre l’expression de Kant. Il s’apercevra même qu’il lui arrive de feindre de s’intéresser aux autres, pour mieux tirer de l’échange des gratifications narcissiques, à titre de « retour sur investissement ». Et c’est bien le pire, pour l’homme de pique, que de jouer sciemment à l’homme de cœur !
À l’image d’Horace et de Curiace, dans la moindre de nos relations, nous pouvons ainsi jouer la carte du pique (ne pas connaître pour dominer) ou la carte du cœur (connaître pour ne pas asservir). Les deux attitudes sont bien potentiellement en nous. Et comme Horace, ou Curiace, nous avons le choix de privilégier l’une ou l’autre, sachant que notre préférence devient vite une habitude.
Céder souvent à la tentation de l’homme de pique, c’est faire naître en soi une seconde nature dont il sera de plus en plus difficile de se dépouiller.
Cultiver en soi l’homme de cœur exige au contraire une lente maturation, que menace toujours l’homme de pique qui demeure tapi en notre for intérieur. Et dont la suprême perversité, pour assurer son emprise, consiste à détourner à son profit la reconnaissance acquise par l’homme de cœur auprès de ses amis.
De tout cela, bien entendu, je n’ai la preuve que dans ce que j’observe en moi-même…
Le Songeur (06-04-2017)
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