AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (11)

TRAGIQUE HUMAIN ET JOIE DE VIVRE

Je songe à cette insoluble difficulté quotidienne : comment oser la joie de vivre face au tragique humain ? Je l’ignore. Je ne puis qu’essayer d’appliquer à la question les trois points de la dissertation classique : opposer, concilier, dépasser.

Opposition. Nous sommes en proie à une alternative implacable. Ou bien, disent les uns, il nous faut plonger dans le tragique humain, aider aveuglément les autres, et quiconque cherche le bonheur se rend coupable du délit de non assistance d’Humanité en danger. Ou bien, diront les autres, on ne peut rien contre le malheur des hommes, et s’il y a une seule personne au moins qu’on peut rendre heureuse, c’est soi. Les forcenés de l’altruisme ne sont-ils à leur façon des drogués de l’aide ?

Conciliation. S’occuper de soi, ce n’est pas forcément se dérober aux autres. Comment celui qui ne connaît pas le bonheur pourrait-il rendre heureux autrui ? Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur, dit un personnage de Camus, dans La Peste, position que complète aussitôt son ami : Oui, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul. Ainsi, il est tout à fait sain d’oser la joie de vivre, pour peu que celle-ci n’oublie pas le tragique du monde, et la lutte solidaire. Loin de cultiver un hédonisme égocentré, cette attitude témoigne à la fois de la possibilité du bonheur et de la nécessaire fraternité. Conciliation déjà présente dans les devises antiques : Mens sana in corpore sano ; Carpe diem ; Homo sum, humani nihil a me alienum puto.

Bien entendu, cette conciliation est toujours menacée par la dérive individualiste. C’est le cas aujourd’hui, où la constance du malheur humain, telle qu’elle triomphe dans les médias, sert surtout à légitimer les plaisirs « perso » de la consommation. L’enfant malnutri du tiers-monde devient emblématique de « ce qu’il ne faut pas être ». Le bonheur exhibé n’est plus que boulimie de produits, d’images, d’instants toujours jouissifs, et toujours frustrés.

Dépassement. Si la position si mesurée de Camus peut prêter le flanc à cette falsification publicitaire, c’est qu’elle ne dit pas assez en quoi consiste le bonheur. Elle fait comme si celui-ci n’était qu’une suite, la plus longue possible, de « moments » heureux. Elle oublie la terrible vérité que nous rappelle Gustave Thibon : si « Le » bonheur ne peut exister, c’est que la faculté qui nous fait éprouver la joie est en même temps la faculté qui nous fait éprouver la douleur. Plus grande est mon aptitude à jouir, plus aiguë est ma capacité de souffrir. C’est tout un. Je ne puis démêler ces deux parts de mon vécu. Personne ne peut s’évader de l’une en fuyant dans l’autre.

Aussi notre vie qui se veut « joie » doit-elle tout assumer, l’incomplétude individuelle comme le malheur collectif. Le vrai bonheur est de leur donner Sens. Il n’y a pas d’art d’être heureux qui ne soit à la fois contemplation des merveilles de la vie et conscience partagée du tragique humain. Conscience qui s’exprime suprêmement dans cet état de compassion intérieure, si intense parfois qu’il semble réellement secourir les malheureux auxquels il nous relie, et que les croyants nomment « prière ».

C’est alors que l’être humain éprouve, en prenant en charge la peine et la douleur d’autrui, la secrète joie d’une empathie réussie.

Le Songeur  (3-04-14)



(Jeudi du Songeur suivant (12) : « RE-CRÉATION »)

(Jeudi du Songeur précédent (10) : « LAISSER DU TEMPS AU TEMPS ? »)