Je songe au temps que j’ai passé (ou perdu ?) à trouver la source de la formule prêtée au président Mitterrand : « Il faut laisser le temps au temps ». Si François Mitterrand l’a bien prononcée, il ne faisait que citer un proverbe. Or, nombre de journalistes persistent à la lui attribuer !
Voici quelques rappels.
Au cours des premières années du septennat, cet adage passe pour une réflexion coutumière du président. C’est sur elle, par exemple, que Michel Schifres et Michel Sarazin concluent leur enquête L’élysée de Mitterrand, secrets de la maison du Prince (Alain Moreau, 1985). La formule est aussi alléguée sous cette autre version : « Il faut donner du temps au temps, comme aime à le répéter François Mitterrand après César », écrit Pierre Drouin dans Le Monde (14-09-93, p. 21). Après César ? Où cela ?
Au même moment, Le Petit Robert (édition 1993) introduit la formule au mot Temps, toujours en renvoyant au président de l’époque : « Il faut laisser du temps au temps (Mitterrand) ». Curieusement, dans son Dictionnaire des citations (Livre de Poche, 1992, page 322), O. Millet l’attribue au pape Jean XXIII, sous la forme : « Il faut laisser du temps au temps », le verbe « donner » n’étant qu’une une déformation fréquente !
Il faut attendre 1995 pour que Michel Martin-Roland (mon ancien élève et co-auteur de La Décennie Mitterrand), dans un recueil de citations de Mitterrand intitulé Il faut laisser le temps au temps, soit le premier à citer la source dans son contexte, que voici : « Les idées mûrissent comme les fruits et les hommes. Il faut qu’on laisse le temps au temps. Personne ne passe du jour au lendemain des semailles aux récoltes, et l’échelle de l’histoire n’est pas celle des gazettes. Mais après la patience arrive le printemps. » (Le Nouvel Observateur, 28-04-81).
Restait à savoir… d’où provenait la maxime. Le Petit Robert, en 2006, rectifie sa première version en précisant : « Cervantès, repris par Mitterrand ». Mais où, dans Cervantès ?
J’en avise une de mes collègues, espagnole, qui me dit avoir cherché en vain le proverbe chez Cervantès, constate qu’il est répandu en Andalousie (sa mère l’emploie), et cite un poème d’Antonio Machado qui écrit : « Darémos tiempo al tiempo ».
Mieux encore, mon ami Jacques Pignault, lisant l’intégrale des Mémoires du Cardinal de Retz (La Pléiade, 1984, p. 1017), y trouve la réplique suivante, adressée au Cardinal par le Pape Alexandre VII, en 1655 : « Il faut que je me conduise avec beaucoup de circonspection, et il est bon aussi que vous m’aidiez de votre côté, et que nous donnions tous deux tempo al tempo ».
Euréka ! conclus-je alors : il s’agissait bien d’un proverbe ancestral célébrant la patience. Cette grande loi du « savoir attendre » que la sagesse humaine semble prêcher en vain à l’impatience des hommes. Impatience de vivre des adolescents. Impatience de trouver le bonheur des quadragénaires. Impatience des vieillards de sauver leur vie, ou ce qu’il en reste…
Et voilà qu’une nouvelle surprise m’attendait. Ma collègue espagnole avait mal relu son Don quichotte ! C’était à la fin du XXe, où tout le monde ne disposait pas de la faculté d’explorer en quelques clics de vastes textes numérisés.
Or, vérification faite, il se trouve en effet dans Don Quichotte trois occurrences de ce dicton, auquel l’auteur fait référence comme à un proverbe déjà bien connu, aux Chapitres 34 et 38 (Première partie), et au Chapitre 71 (Seconde partie). C’est à cette troisième citation (Chap. 71) que renvoient ceux qui attribuent à Cervantès la paternité de la maxime : « me parece muy áspera esta medicina y será bien dar tiempo al tiempo » (« ce remède me paraît fort sévère et il sera bon de donner du temps au temps »).
Mais les autres ne sont pas sans intérêt. Au Chapitre 38, il est question d’une bataille navale où la mer guette les soldats qui tombent à l’eau « sin dar tiempo al tiempo de sus muertes » (c’est-à-dire, littéralement : sans qu’ils puissent donner du temps au temps de leurs morts, c'est-à-dire le temps de méditer ce qui leur arrive !) : il est clair qu’un tel emploi ne pouvait être compris que par des lecteurs connaissant préalablement la devise. De même, la citation du Chapitre 34 évoque, elle, la rapidité d’une passion amoureuse qui triomphe « sin dar tiempo al tiempo » à sa victime, c’est-à-dire sans lui laisser le loisir d’y résister.
Si Don Quichotte s’avère le livre le plus ancien où il est question de « laisser (ou donner) du temps au temps », il est donc également vrai que Cervantès ne fut pas le père de l’expression.
Parvenu à cette conclusion, j’ai cru comprendre que je n’avais pas totalement perdu mon temps à retracer la genèse de cette devise.
Laisser du temps au temps, cultiver la vertu de patience, c’est donner du temps aux hommes.
L’humble chercheur qui rassemble les trésors enfouis dans les textes du passé transmet à ceux qui voudront bien les lire ces sagesses oubliées qui, simplement, aident à vivre.
À leur exemple, je voudrais donner un peu de mon humanité qui songe à l’immense conscience de l’Humanité qui marche.
Le Songeur (27-03-14, mis à jour en juin 2015)
N.B. Si vous avez apprécié cette mise au point, vous pouvez aussi en lire d'autres de même nature ou tester votre connaissance d'expressions célèbres en allant sur nos quiz.
Un recueil de ces textes et autres "Songes" vient d'être publié aux Éditions de Beaugies : la Larme de Rubinstein.