Au sens le plus neutre, une idéologie est un système d’idées et de valeurs, une « vision du monde » à la fois descriptive et prescriptive. De ce point de vue, la « philosophie de la vie » d’un groupe social (avec ses savoirs et son éthique), aussi bien que la « pensée » d’un grand auteur (sa grille d’interprétation du monde) sont des idéologies. Dans le meilleur des cas, elles peuvent faire l’objet de débats, accepter des remises en cause, donc se savoir incomplètes, relatives, discutables.
Mais ce « meilleur des cas » n’est pas le plus fréquent. L’idéologie d’une société ou d’une classe sociale, la plupart du temps, est dupe du caractère arbitraire de sa vision des choses. Elle mêle ce qu’elle croit à ce qu’elle voit, et bientôt, ne retient de ce qu’elle « voit » que ce qui conforte ce qu’elle croit. Elle prend alors son système d’interprétation pour la réalité du monde. Elle érige des modes de vie hérités d’une histoire, relatifs à une culture, en normes d’existence universelles auxquelles doivent se conformer tous les individus « normaux ». C’est dans ce sens péjoratif, par exemple, que Roland Barthes traquait l’idéologie « petite-bourgeoise » dans les mythologies, en 1957.
Cependant, le conformisme petit-bourgeois n’était pas alors une « pensée unique » régissant tout le corps social. la grande bourgeoisie maintenait son idéologie de haut vol et de sain profit (le « capitalisme de papa »), qui n’était pas tout à fait du même ordre ; les marxistes – à l’origine du concept d’idéologie – ne manquaient pas de combattre celle-ci en tentant de faire régner la leur ; les chrétiens engagés et les humanistes spiritualistes intervenaient dans la mêlée, développant leur propre visée d’une société personnaliste et communautaire1, de sorte qu’il y avait débat, espace de liberté, pour les penseurs et acteurs des années 1950-1980. On savait avec qui on polémiquait, on savait avec qui l’on était. L’horreur, la tyrannie d’une idéologie dominante envahissant la vie publique, et s’immisçant dans le for intérieur de chacun, semblait encore à venir… Nous y sommes, aujourd’hui.
Que faire ?
À toute idéologie dominante, deux formes de critique peuvent être opposées :
- l’une qui dénonce la nature sélective et partiale de sa « philosophie », sa grille subjective d’interprétation du monde ;
- l’autre, stigmatisant l’exercice même de sa domination, que celle-ci s’impose par force à travers des institutions socialement « reconnues », ou que, plus subtilement, elle fasse adopter par ses victimes l’ordre même qui les asservit, selon le mot d’Aldous Huxley, dans Le Meilleur des Mondes : « Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. »
C’est précisément cette dernière voie qui rend si retorse « l’idéologie » de nos jours. Pour mieux régner, elle est devenue ambiante. Elle passe par les émissions médiatiques et leurs dispositifs faussement innocents, par les rhétoriques d’acteurs politiques et sociaux rivés sur leur image, par les modèles publicitaires et les clameurs de la marchandise façonnant dès trois ans l’enfant-consommateur, par toutes les formes de discours anonyme (dans les « réseaux » dits « sociaux ») qui minent nos échanges personnels et font de nous l’homme unidimensionnel2. Partout où cette idéologie vise à produire du conformisme mental, baptisé « consensus démocratique », elle est à débusquer, à mettre à distance, à pourfendre, —du moins par tous ceux qui désirent encore penser librement et assumer la dimension spirituelle de leur humanité.
1 Le « personnalisme » d’Emmanuel Mounier est précisément ce « système d’idées et de valeurs » auquel je me rattache, c’est-à-dire en quelque sorte mon « idéologie », ou si l’on préfère, le lieu d’où je parle, comme on disait en 1968.
2 Cette unidimensionnalité a justement fait l’objet de mes deux essais critiques, Le Bonheur conforme (1981) et « Les médias pensent comme moi ! » (1993).
Le Songeur (23-06-2016)
* Note du Webmaster : Ce Texte est l’Avant-propos de l’ouvrage De l’Idéologie, aujourd’hui, qui était épuisé depuis 2009, et que nous avons jugé bon de mettre en ligne progressivement chaque jeudi de l'été 2016, pour le mettre enfin en totalité à la disposition de tous les lecteurs qui écumaient d’impatience de le lire depuis 7 ans… On peut le télécharger gracieusement, une légère contribution aux frais de mise en ligne (2€) étant facultative.
(Jeudi du Songeur suivant (104) : « ENFIN, DE BONNES NOUVELLES ! » )
(Jeudi du Songeur précédent (102) : « LA REPENTANCE, OU LE CAUCHEMAR DU SONGEUR » )