Où l’on se souviendra de l’adage classique : « Le sommeil de la Raison engendre des monstres » ?
Jean-Pascal se précipita sur la liasse de feuillets, tentant d’en parcourir fébrilement les pages. Au début, le texte était lisible, mais sans grand intérêt : comme on pouvait s’y attendre, son esprit encore en veille repassait simplement les scènes du matin, et des bribes de sa longue conversation avec Jika. C’est vers la quinzième page que le langage vira soudain à un brouillamini d’étranges émissions verbales, où figuraient de subtiles contrepèteries qu’il vaut mieux ne pas traduire ici. Puis ce fut l’invasion d’un tortueux charabia, épais comme la soupe primitive avant le Big-bang, sur des dizaines de pages. On n’y reconnaissait même plus les divers signes de ponctuation ou caractères alphabétiques classiques. Le texte véhiculait une sorte de graphique insensé, jusqu’au moment où, à la page 88, apparurent soudain des expressions claires, telles des paroles lumineuses nageant comme des esquifs sur les vagues de bouillie d’un inconscient océanique.
« Je suis ton pense-bête », lut-il. Puis, après des lignes en zigzag : « Essaie donc de voir plus loin que le bout de ton nez. » Cette expression, si rituelle du langage familier de sa mère, le troubla. Avait-il rêvé d’elle au point de s’imaginer l’entendre ? Il n’en avait aucune souvenance. Les âmes des morts mettent-elles à profit notre sommeil pour nous envoyer leurs messages ? Y lancent-elles des « impulsions signifiantes » que notre cerveau retraduirait en leur propre langage, dont il a mémorisé les inflexions et le timbre ?
La question le taraudait, de plus en plus troublante. Il se mit à tourner les pages nerveusement. Le charabia semblait avoir repris possession de son encéphale quand, page 101, il découvrit en capitales une phrase qui lui parut s’appliquer à sa propre découverte : TU NE ME CHERCHERAIS PAS SI TU NE M’AVAIS TROUVÉ !
Était-ce le Cérébro-scripteur, inspiré par le Ciel, qui s’adressait à lui ?
Mais déjà JK s’avançait vers lui, sirotant son café :
— Qu’as-tu, lui dit-elle, tu es si pâle !
— La machine m’a parlé !
— Tu es fou ?
— Sans doute.
— Ou simplement mal réveillé ?
— Peut-être.
Il lui tendit le paquet de feuilles en l’agitant, l’invitant à tripoter cette mixture de pensées en désordre, cet infâme charabia de paroles hasardeuses, ou du moins, aléatoires.
Elle ne s’en étonna nullement :
— Tu es à la fois génial et enfantin ! mon chéri. Tu ne connais donc pas la vérité mise en évidence par le docteur Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage ».
— Et alors ?
— Eh bien, il parle. Ou plutôt, ça parle par lui !
— Mais qui parle exactement ? Et pourquoi ce grommellement continu entre de rares paroles sensées ?
— Il y a trois instances en nous : le ça, le moi (enfin, le toi) et le surmoi. Et ta machine doit sans doute traduire leurs paroles tant bien que mal. Tu sais bien que nombre de voix nous traversent, se taisent ou parlent, successivement ou en même temps, et si diversement que…
— J’ai reconnu en effet… la voix de ma mère. Mais la dernière m’est totalement étrangère !
— Ce doit être une référence culturelle infra-consciente ?
— En d’autres termes : une réminiscence ?
— On peut le dire comme ça. Ou une sorte de voix intérieure, celle de ton ange gardien. Ou celle de Dieu en toi. Ou encore l’appel d’un parent éloigné, ou une quelconque voix venue d’un autre cerveau, et qui serait entrée…
— Par effraction ? C’est impossible puisque…
— Puisque quoi ?
Jean-Pascal Félix demeura bouche bée. Il était tout à coup terrifié par sa propre découverte, ou plutôt, par une conséquence logique qu’il avait négligée jusque-là : si son cerveau émettait ce qu’il cogitait sur telle ou telle longueur d’onde, des pensées venues d’ailleurs, qu’un hasard naturel aurait propulsées avec des fréquences similaires, devaient pouvoir le pénétrer et se confondre avec les siennes. Étranges propriétés de l’univers mental électromagnétique ! Combien de flux d’ondes diverses pouvaient s’y entremêler et s’y confondre, ultrasons, ultraviolets, et tant d’autres encore indécelables ! Au point qu’il suffisait d’un seul éternuement, parfois, pour mettre en marche un téléviseur électronique, ou stopper net, dans une chambre d’hôpital, l’assistance respiratoire qui maintenait en vie un moribond dans le coma !
Il le savait, il le savait, pourtant ! La télépathie, phénomène dont ses recherches étaient parties, n’était-elle pas à la fois émission et réception, même si la plupart des communications se dissipaient, faute de puissance ? Le Cérébro-scripteur, dont le principe était d’amplifier les ondes pour mieux les traduire, allait-il se limiter aux émissions du cerveau-locuteur ?
Bien sûr que non ! Rien ne l’empêchait de fonctionner aussi comme Cérébro-récepteur ! Et récepteur d’une foule d’ondes iotas étrangères, migrantes, ayant frappé aléatoirement les divers codes d’entrée/sortie qu’il avait mis au point.
En d’autres termes, dès que son cerveau se branchait au Cérébro-scripteur pour écrire à distance, il pouvait être parasité par des voix clandestines venues du septième Ciel. Et si certaines de ces voix aberrantes s’avéraient des réminiscences, d’autres voix, à l’inflexion si étrange, transcrivaient à coup sûr les paroles d’entités inconnues s’exprimant à lui, ou le traversant. Par l’effet du hasard, certes. Mais le hasard, cela s’étudie. Pour leur faire barrage, il fallait impérativement les identifier et vite forger autant de logiciels « anti-spams orduriers » ou anti-spams célestes », que nécessaire.
— Il y a péril en la demeure, conclut à voix haute Jean-Pascal.
— Que penses-tu faire ? dit son épouse.
Au long silence de Jean-Pascal, Jika mesura l’intensité de ses analyses. Et partagea son vertige.
— Que penses-tu faire ? reprit-elle.
— Hasard ou pas, estima l’Ingénieur Félix, il est urgent, de déterminer quelle est cette « voix intérieure » qui me traverse dans mon sommeil. Il faut que j’en parle à Limogeard.
—À qui ?
— À Limogeard, un ami d’il y a longtemps !
(À suivre)
Le Songeur