Lors qu’un brave vieillard se trouve, en langage poli « atteint d’hypoacousie », ou en termes plus précis « devient sourd comme un pot » (lequel pot ne manque pas de résonances), il lui reste toujours la ressource d’évoquer en lui-même la foule des sons porteurs de son passé vivant.
En ce qui concerne mon cursus personnel, j’avoue que j’aime par dessus tout le violoncelle profond, qui fait renaître en moi les mystères d’antan, au plus secret de la maison chaleureuse qui abritait mes dix ans. Je parle bien « d’antan », comme Brel et Villon, ce terme empreint pour moi de douce nostalgie, par contraste avec le mot « jadis », aussi muet qu’une pierre tombale étouffée sous la neige.
Écoutez-vous vous-même : chacun d’entre nous est un recueil de sons qui ne demandent qu’à chanter dans notre tête, et parfois même à tue tête…
Comme il y a une Rose des vents, il y une Marguerite des sons qu’il suffit d’effeuiller, et voici qu’on renaît à l’extase passagère d’un moment qui échappe à la fuite du Temps.
Quand le laitier déposait à la hâte ses bidons vides sur le pavé de la cour, des vagues d’ondes métalliques ébranlaient le matin. « De si bonne heure », la Vie reprenait. Chaque animal le savait. Des chœurs s’élevaient vers l’astre solaire qui tardait. Tout baignait, tout bêlait !
Quand grelottait dans la brume la sonnerie sourde de la Gare de N*, dont le tremblement signalait la venue du train fatal qui devait m’embarquer dans l’internat lointain, tout pleurait autour de moi. La moindre Gare demeure pour moi un lieu tumultueux où résonnent sans fin des départs qui séparent. L’ancien grelot qui me poursuit, sous une forme ou sous une autre, m’annonçait déjà l’imminence du chariot de la Mort qui, un beau soir, m’emportera. Et cependant, cette sonorité si ancienne me restitue par contraste la chaleur familiale de la vie qu’elle menaçait de m’enlever.
Il y a bien sûr des sonorités plus heureuses, des airs plus ou moins oubliés qu’on se surprend à fredonner. Pour les uns, ce fut peut-être la mer qu’on voit danser, y compris lorsqu’on vivait dans les villages le plus retirés du siècle passé. Pour les autres, c’était la triste étoile des neiges, qui nous promettait les futurs sanglots de nos cœurs amoureux… Ou encore la trompette euphorique et belliqueuse du Pont de la Rivière Kwaï, qui met si bien en musique la connerie militaire. Cela n’est pas « nouveau », c’est toujours nouveau : chaque mélodie perdue conserve en elle et diffracte en nous l’époque qu’elle traversait. Je me souviens du Bécaud des Croix (« Et moi, pauvre de moi, j’ai ma croix dans ma tête ») ou du Brel des Bourgeois, qui me renvoient aux années 50, aussi bien que des mélodies des cantiques d’alors (« Je suis chrétien, voilà ma gloire»).
Mais indépendamment des chants, il y a eu tous ces bruits quotidiens qui méritent le noble statut de « sons », dès lors qu’on que l’on parvient à recueillir, avec eux et par eux, l’univers familier dont ils étaient les signes : l’aboiement du chien d’en face, la grille rouillée du jardin qui miaule depuis la nuit des temps, l’écho d’une enclume lointaine, le ronflement de la pompe remplissant la citerne, un camion Ford qui tousse en démarrant, ou l’éternel grincement du chariot qui, avec le cri du coq ou une volée de cloches, suffira à signifier l’évidente ruralité d’un téléfilm provincial pour grand public.
Idem pour le moindre enfant de la Cité, dont son quartier fut comme une campagne première. Il est cinq heures Paris s’éveille, bonjour les éboueurs… Il y aura le roulement menaçant du métro qui jaillit, repoussant les gens loin du bord des quais, ou encore le long bus si attendu, dont le moteur au ralenti fait trembler la carcasse. Et tant d’autres bruits de la ville qui sont les clameurs accompagnant nos vies, toujours prêtes à ressurgir… Je songe tout à coup à l’époque où les klaxons animaient les croisements des rues, où l’on aurait facilement reconnu à l’oreille le moindre modèle de voiture, et je me rends compte que j’ai oublié tout cela ! Il est sans doute temps de faire silence pour les retrouver.
À vous donc, Lecteurs de constituer votre Petit recueil de sons. Bonne moisson ! Je vous écoute…
Le Songeur
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