Il est de certains mots dont l’emploi irraisonné, ou l’abus, porte infiniment tort à la vérité des choses. Vidés de leurs sens, ils ne servent alors qu’à manipuler les adeptes de la pensée toute faite.
Emmanuel Mounier disait déjà : « Les mots eux-mêmes que l’on croit purs cachent le mensonge et la duplicité, à force de vivre parmi les hommes doubles. »1 Après lui, Orwell a montré combien les brouillages voulus de la novlangue pouvaient asservir les citoyens, en privant leur vouloir dire des termes qui en signifient le sens.
Un exemple me semble caractéristique de ces funestes dérives : la confusion qui nous fait prendre l’un pour l’autre l’envie et le désir, tels que les banalise, et donc les pervertit, le langage médiatico-publicitaire.
Un peu d’étymologie, s’il vous plaît : en début d’année scolaire, ça ne fait pas de mal.
L’envie, c’est d’abord une sorte de jalousie haineuse à l’égard de quelqu’un qui bénéficie de biens, de bonheurs, de chances dont on se sent injustement privé. Puis le terme se déplace de la personne enviée aux biens et avantages dont celle-ci jouit. Devenue autonome, l’envie (d’un objet, d’un plaisir, d’un « besoin » dit pressant, etc.) se fait alors impulsive. Née de l’instant, elle doit être satisfaite dans l’instant. Elle se conjugue dès lors au pluriel, et je deviens vite la somme de mes envies.
Le désir a une étonnante étymologie. Issu du latin « sidus,-eris (= l’astre, l’étoile), le verbe considerare a signifié littéralement : « se trouver avec l’astre, contempler l’étoile » (au risque d’en être « sidéré »). Mais le ciel n’est pas toujours lumineux : si bien que, pour évoquer le fait d’être sans l’astre, d’en regretter vivement l’absence, la langue a logiquement créé le verbe contraire, desiderare. « Désirer », c’est être en manque d’étoile. Hé oui, le désir, c’est l’absence d’étoile… depuis toujours !
À partir de ces origines, on peut tenter d’établir, dans l’ensemble des facteurs qui meuvent le sujet humain, une distinction minimale entre :
– D’une part, ce qui relève des causalités (ce qui pousse l’individu : instincts, mimétismes, engouements, impatiences soudaines ou machinales, convoitises multiples, tout ce qu’appâte le marketing pour produire le flash de l’achat) ;
– Et, d’autre part, ce qui relève des finalités (ce vers quoi tend le sujet qui se cherche : ses rêves, aspirations, souhaits, projets, bref son élan moral, ce « Va, vis, deviens », au fond de lui-même, qui appelle tout homme à être plus humain).
Ce partage (à affiner) permet de différencier nos deux termes aujourd’hui. L’Envie – immédiate, sans profondeur, parcellaire, rivée au « plaisir » – se nourrit des impulsions ou des fantasmes qui surgissent en chacun comme ne venant pas de lui-même, quand bien même il les rapporte au pronom sujet « je » (quand je veux, quand j’ai envie : qu’est-ce qui « veut », qu’est-ce qui a « envie », en moi ?).
Le Désir, quant à lui, même s’il intègre (bien sûr) certains aspects de ce premier champ, se spécifie par son appartenance au second. Le désir ne mérite ce nom que s’il poursuit l’inaccessible étoile (J. Brel), l’accomplissement multidimensionnel de l’être. Sa quête de sens est infinie. Il vise la joie profonde, et sait l’attendre.
Mais voilà : la grande tromperie du siècle, c’est de noyer (et nier) ce radical désir, en l’enfermant dans le champ des envies promises au jour le jour.
Depuis quarante ans, la litanie des envies est une longue chaîne répétitive, à tout propos, pour tout produit. La démocratie publicitaire, c’est l’envie pour tous. Écoutez cette profusion : « Associez-vous au GUIDE ENVIES du Figaro pour créer l’envie chez vos clients. » ; « Connectez-vos envies » ; « TOP. Le magazine de vos envies – La pub express » ; « Envie2.fr. Le magazine de toutes vos envies. » Un site, qui a pour adresse « Envie de plus.com » se déclare « pensé pour vous par P&G ». Qui est ce « P&G » qui pense pour nous ce qui sera notre envie de plusss ? Procter et Gamble !
Il n’y a pas que l’omniprésence du terme. Il y a son emploi rituel dans le domaine qui n’est pas le sien. Voyez ce fromage qui offre à notre appétit L’envie du vrai. Voyez ce slogan qui fait valoir une voiture en trois mots : Envie de toi (c’est le produit qui est traité en personne – toi –, et le client en animal-machine que traverse une pulsion anonyme). Voyez L’Humanité (le journal) qui se targue de satisfaire nos Envies de changer le monde, tout comme les maquillages d’Halloween ont pour but de nourrir nos envies de frayeurs. Et que dire de cette grande surface qui, en me rappelant ma « faim d’essentiel » et mon « envie d’être moi », me garantit de les combler absolument (Géant. J’ai envie) ?
La rhétorique du discours publicitaire consiste justement à lier ces envies dans l’ordre du consommable, aux aspirations sans bornes qu’éprouve l’être humain dans les autres dimensions. Ce que Jean-Marc Sylvestre légitime ingénument en ces termes : « Qu’est-ce qui pourrait faire que nous consommions davantage? Eh bien, ce qui pourrait nous faire consommer davantage, c’est d’abord les désirs, les envies ! Parce qu’on continue d’avoir des désirs, des envies, et transformer ces envies en besoins, on peut tous le faire. » Telle est la vocation de L’homme unidimensionnel : réduire son désir en envies, ses envies en besoins, ses besoins en achats.
Des méfaits de ce discours dominant, qui égare le Désir de Sens en l’habillant des mots de l’Envie, je crois avoir trouvé il y a quelques temps une illustration révélatrice, à l’occasion du décès de Johnny Halliday.
Plusieurs de ses admirateurs ont en effet cité l’une de ses chansons (L’Envie), où culmine ce refrain : Qu'on me donne l'envie, l’envie d'avoir envie ! Et le public a applaudi ce qu’il a pris pour l’écho de ses frustrations ; mais à contresens…
Ce texte, écrit par Jean-Jacques Goldman en 1986, est en effet plus subtil qu’il n’en a l’air. Le « héros » y exprime une sorte de lassitude d’ado gâté, dont on a trompé le vrai désir : On m'a trop donné, bien avant l'envie / J'ai oublié les rêves et les "merci". Or, n’ayant pas conscience de ce qui lui manque, au fond, c'est-à-dire la quête d’un désir personnel (à élaborer par soi-même), il supplie qu’on lui donne envie, et surtout envie d’envie. Il croit ainsi pallier son manque en réclamant sa dose. Et c’est précisément la grande illusion, le syndrome caractéristique des enfants de l’envie, que ne cesse de générer la « Société de consommation »2.
Cette chanson aurait pu être reçue comme critique, à la manière du Je suis heureux ! ironique, écrit et chanté en 1969 par Jacques Debronckart3. Mais voilà, l’interprétation rageuse et martelée de Johnny, évoquant plutôt un désespoir existentiel d’enfant privé de dessert, a fait confondre cette envie d’envie infantile avec le vrai désir de vivre, dont il n’y a pas de recette dans les hypermarchés.
Résultat, ce refrain fut vite repris et récupéré par le centre commercial Parly2, en devenant : Je n’ai d’envie que si l’on m’en donne. Slogan qui fit place, peu après, à ce vœu tranquille : Besoin de rien. Envie de tout.
Hélas, la saturation des envies ne comble jamais personne. Elle tue le désir.
Ce qu’il faut, c’est marcher vers l’étoile. Et un beau jour, on reçoit son sourire.
Le Songeur
1 La Révolution personnaliste et communautaire, Avant Propos, 1935.
2 Définition du Petit Larousse : Société d’un pays industriel avancé où l’économie, pour fonctionner, s’efforce de créer sans cesse de nouveaux besoins, et où les jouissances de la consommation sont érigées en impératif au détriment de toute exigence humaine d’un autre ordre.
3 http://www.paroles-musique.com/paroles-Jacques_Debronckart-Jsuis_Heureux-lyrics,p9311
ou : https://www.youtube.com/watch?v=4JBcE_4F1a0
(Songe oublié précédent (XV) : « RENTRÉE EN VUE : RETOUR À L’EXPLICATION DE TEXTE ! » )