En feuilletant le Lagarde et Michard du XXe siècle, dont l’édition comporte plusieurs clichés de grands écrivains, j’ai été surpris par la fréquence des moustaches qui ornent les visages d’avant 1940, principalement sous le nez des poètes (Émile Verhaeren, Guillaume Apollinaire, Charles Péguy, Marcel Proust, Romain Rolland, Paul Valéry, François Mauriac, etc.).
Hé oui ! J’avais oublié que c’était la coutume ou la mode, laquelle impliquait à l’époque toute une manière de vivre, à la fois corporelle et sociale.
Si bien que je me mis à songer…
Il est naturel, surtout pour un homme, de s’apercevoir qu’il lui pousse des poils sur la lèvre supérieure. Il est en revanche civilisé de les tailler, raser, ou refaçonner selon des courbes étudiées. En un mot : la moustache est une parure. Elle est « nature », elle est « culture », et son absence, dans un environnement donné, est aussi signifiante que sa présence, puisqu’elle n’existe que si l’on veut bien laisser cette plante pousser.
Le Petit Robert nous indique qu’elle peut être petite, ou longue, « en croc, en brosse, à la Charlot ou à la gauloise ».
Par opposition aux coquets des classes supérieures, donc raffinées, le vrai moustachu affiche ses « bacchantes » comme expression pleine et entière d’une nature populaire : on s’y trouve dans une forêt (vierge ?), et non dans un bosquet (parfumé).
Il est donc permis, devant les photos officielles de personnalités célèbres (ah, cette moustache du Maréchal Lyautey !), de se livrer à des « arrêts-sur-images ». Sa présence est évidemment l’apanage d’une virilité manifeste, mais humanisée par les frisures dont elle est l’objet, ou parfois, par les fritures dont elle garde la trace. Elle se hausse alors, sociologiquement, en signe alimentaire autant que vestimentaire.
Comme tout langage, la moustache est l’objet d’une dialectique permanente entre les vertiges de l’inflation et l’éthique de la sobriété. Son porteur peut trahir aussi bien l’ampleur d’une suffisance, que la pudeur extrême d’une timidité libidinale. Mais ne jugeons pas trop vite sur l’apparence : la moustache proéminente, sévère, autoritaire, peut également être le moyen de compenser la faiblesse chronique d’un adulte immature, fût-il militaire renommé (ah, cette moustache de Lyautey !*). Elle est alors masque, imposture d’une sagesse postiche, celle que démystifie Brel dans « Ces gens-là » : Sous sa belle gueule d’apôtre et dans son cadre en bois, il y a la moustache du père qui est mort d’une glissade…
Aussi ne suffit-il pas de la porter : il y a l’art de l’animer, selon les circonstances. La parure se fait alors communication. En privé, dans l’intimité bourgeoise d’une compagnie lettrée, lors d’un souper aux mets extra-fins, la moustache frétille de plaisir. En public, à la tribune officielle d’une assemblée prestigieuse, elle se hérisse en arme inespérée de l’orateur fustigeant les mœurs de son siècle, devenant littéralement sous son nez le fouet de la satire aux multiples lanières...
Il faut dire que, dans une société où la moustache s’impose à tout personnage masculin se voulant digne du nom d’homme, la Nature a très inégalement doué les postulants.
Certains ont la lèvre supérieure si mince que, lorsqu’ils s’avisent de sourire, leur nez apparaît comme directement planté sur leur denture, avec au-dessous une pauvre langue hagarde qui se cherche en son palais. C’est d’ailleurs mon cas. Prétendre alors à la moustache massive et glorieuse, c’est vraiment tenter d’atteindre l’inaccessible étoile.
D’autres, à l’inverse, ont une lèvre supérieure si étendue vers le haut, quasi simiesque, que la forêt qui y bourgeonne cache l’arbre du nez qui s’y perd. Ce n’est plus une basse continue rythmant l’harmonie du visage, c’est un hululement dodécaphonique qui nous rappelle l’hirsutisme de l’homme de Cro-Magnon, dont le poil invasif tentait vainement de « couvrir » les nodules disgracieux du visage.
Le port de la moustache ne manque donc pas d’engendrer bien des effets pervers…
Mais il est possible aussi que l’un de ces effets, peu à peu maîtrisé, ait pu aboutir à un progrès de l’espèce humaine. Réfléchissons.
Réfléchissons : bien avant 1940 donc, avant même le XVIIIe siècle, il devait être impossible de se sentir pleinement exister – socialement du moins – lorsqu’on souffrait du handicap de la lèvre trop mince. Résultat : les sujets atteints de cette infirmité, mal dans leur peau, la tête baissée et le regard oblique, devaient somatiser. On imagine aussitôt la nocivité de ce sentiment d’infériorité qui rend maladif sans savoir pourquoi, et finalement, abrège la vie des déshérités de la plénitude moustachue.
Conséquence immédiate : en mourant plus tôt que la majorité des gens, les porteurs du gène qu’on nommera nez-long-sur-lèvre-courte firent peu à peu, statistiquement, disparaître de leur lignée la présence de ce gène. Corrélativement : dans l’ensemble de la population, il dut se produire un élargissement progressif de l’espace qui se tient entre la lèvre supérieure et la base des narines. Conséquemment, chez les êtres normaux, la faculté de tailler leurs moustaches sous toutes les formes culmina. Et notamment au début du XXe siècle, comme nous l’avons souligné plus haut. Mais, paradoxalement, grâce au progrès technique, il fut aussi beaucoup plus facile, pour la plupart d’entre nous, de la raser chaque matin devant son miroir, chacun mettant à profit cette heure délicieuse pour songer vaguement à sa carrière sociale ou politique. Si bien qu’on peut affirmer qu’en fin de compte, avec l’avènement du rasoir électrique et de ses roulettes flottantes qui caressent nos peaux, le tout suivi des applications délicieuses de lotions parfumées (– au point de susciter l’addiction au rasage), c’est à un bond en avant de la civilisation que nous assistons au fur et à mesure que s’effectue l’obsolescence programmée des moustaches.
Cela n’empêche pas, de temps à autre, un « retour du refoulé » des coutumes ancestrales des siècles pileux et frileux. Acceptons-le sagement.
Mais globalement, de l’antique moustache à la peau lisse d’aujourd’hui, nul ne peut nier la progression de l’homo sapiens sapiens vers la meilleure des sociétés policées, dans le cadre de la mondialisation heureuse, évidemment.
Le Songeur
* Malet et Isaac, Histoire contemporaine, édition 1951 (page 399). Concernant Lyautey, j’ai en mémoire un mot de Clemenceau qu’il m’est impossible de citer ici, sous peine d’être accusé d’homophobie délirante. D’ailleurs, j’ai réussi à en oublier la formulation exacte.
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