AFBH-Éditions de Beaugies 
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Songe à ne pas oublier n°73

NE PAS NÉGLIGER LA MAIGRICHONNE
Érotisme et recherche

Je songe souvent, l’hiver, aux leçons de l’été. Il n’est rien de tel, par exemple, que de cueillir les framboises des bois pour s’initier à la Recherche. Scientifique, bien sûr…


Le chercheur novice picore, il prend de-ci de-là les framboises qui lui sautent aux yeux, et les absorbe sans les scruter, au risque d’avaler les vers avec le fruit.

Le semi-professionnel, lui, rationalise. Il va de gauche à droite et de haut en bas, balayant la surface apparente des buissons, sans discerner les dedans, sans percevoir les à côtés. Il a les mains trop pressées de happer, il veut faire du chiffre comme un banquier.

L’amateur véritable prend du recul. Il a tout son temps. Cueillir est sa première joie. Il se plaît à promener les yeux sur les fruits avant de les convier, repère les entrelacs de feuilles et branches épineuses, change de point de vue pour mieux distinguer. C’est le regard qui d’abord saisit. On ne cueille bien qu’avec les yeux.

Le semi-professionnel (il n’est guère de vrais professionnels en la matière) avance droit devant lui. Il écume un ou deux framboisiers, qu’il prend pour des ronciers, se précipite sur des branches tentantes, provoque une hécatombe de rouges baies qui tombent… Il ne sait pas faire le tour d’un massif, déceler des entrées naturelles, il fonce. Comme si la ligne droite était, en terre buissonneuse, le plus court chemin entre deux points ! Ô aveuglement technologique… Il n’y a pas d’autoroute de la cueillette. Et tant mieux. Tous les détours en valent la peine.

L’amateur, lui, avance souplement la main aux alentours des baies, en tâtonnant parfois, en frôlant les épines et feuilles qu’il contourne. Il s’abstient de faire le pas qui écraserait, par impatience, les pieds du framboisier. Le fruit que l’on cherche a peut-être, comme tout le monde, besoin de se sentir désiré pour se laisser saisir. Seule la patience est féconde. Cueillir, c’est aimer.


Et puis, ultime leçon, le bon cueilleur, celui qui a confiance dans le Réel, ne méprise en rien les branches qui semblent les moins fécondes. Il a promené les yeux sur l’ensemble du buisson, prêt à partir, il jette encore un regard… et voici qu’il aperçoit à quelques pas de lui, comme clignant de l’œil, une framboise maigrichonne ! Va-t-il négliger cet appel ?

Non. Quoique fourbu, le cueilleur chemine vers elle, et c’est alors, tout à coup, qu’il découvre, au détour de sa marche, une grappe de splendides framboises invisibles de loin, qu’il aurait manquées s’il avait ignoré l’humble sentinelle qui lui avait fait signe.


Ne négligez jamais la maigrichonne ! Il peut s’agir, parfois, d’une petite idée de rien du tout… et voici qu’un jour elle se révèle porteuse, soudain, d’une imprévisible pensée profonde.

Le Songeur  




(Songe à ne pas oublier précédent (72) : « LA JOIE DE SE SENTIR PETIT » )