Je songe à la joie de se sentir petit, qui est au cœur du sentiment d’admiration. C’est un bonheur d’humilité, dénué de toute ombrageuse jalousie. Heureux ceux qui admirent : en se sentant petits, ils touchent à la grandeur !
Car l’humilité n’est pas, comme on le croit souvent, un morbide abaissement de soi. C’est une juste saisie de soi dans sa capacité et ses limites. Et celui qui ne connaît pas sa mesure est incapable, dans quelque domaine que ce soit, de mesurer ce qui le dépasse.
Ainsi, le premier bonheur que procure la faculté d’admirer, pour qui ne l’a pas oubliée, c’est la joie simple de reconnaître sa juste place par rapport à ce qui est grand. En saisissant, parfois jusqu’au vertige, la distance quasi infinie qui le sépare de la vraie grandeur, il y adhère, il l’aime. Et cet éblouissement, en lui faisant faire l’expérience de l’infini, lui fait éprouver la grandeur en même temps qu’il sent sa petitesse. On ne serait pas capable d’admirer si l’on n’avait pas, en soi, le sens de la grandeur. Et c’est en cultivant ce sens que l’on grandit soi-même.
Cela vaut dans tous les domaines où s’exprime le génie humain, dont les sommets s’offrent à notre contemplation. Éblouissement devant le jeu maîtrisé d’un danseur de claquettes, merveille d’un mot d’esprit, refrain poignant d’une chanson enfantine, suffocation sublime en face du tableau qui transporte, ravissement d’une séquence filmique, chefs-d’œuvre de la poésie, enchantements de la musique, vertige des découvertes expliquant l’Univers, pleurs de joie qu’inspire la noblesse ou la bonté humaine ! Il n’y a pas de limites à la faculté d’admiration que requiert la grandeur humaine, partout présente, souvent cachée, mais toujours éclatante… pour qui sait voir.
Parfois, l’homme lui-même qui fait œuvre de génie continue de se sentir petit, parce qu’il sait bien que la « grandeur » dont il fut l’ouvrier a surtout été, pour lui, l’heureuse traversée d’une inspiration favorable, celle du génie humain qui a choisi de se couler en lui.
Aux antipodes de cette joie se situe le plaisir infect de rabaisser, de « casser » en public celui qui sort du commun, si misérablement offert par les médias où triomphe la dérision. On peut là aussi « admirer », ironiquement s’entend, cet acharnement à réduire tout ce qui dépasse et à orchestrer le mépris ricanant, qu’illustrent à longueur d’antennes les promoteurs de la médiocrité et autres « démocrates » autoproclamés du nivellement par le bas. Tristes critiques parvenus au faîte de leur « moi je », vanités boursouflées qui s’exhibent devant « les gens qui aiment ça », imposteurs de la posture médiatique, tous si encombrés de leur suffisance qu’ils demeurent fermés aux vraies grandeurs… qui les ignorent. Ce sont des orphelins de l’admiration. L’ego trop lourd ne peut plus être transporté.
La joie humble de se sentir petit est une joie d’enfant qui ne doute pas, en admirant les grands, de sa capacité de grandir à son tour, selon sa mesure. Parce qu’il n’est pas encore cet adulte encombré de sa réussite, de son expérience, de ses certitudes, il y a en lui toute la place qu’il faut pour accueillir la grandeur, et s’élever avec elle. Elle lui garantit qu’il est promis, lui aussi, dans le respect de ses limites, au dépassement de soi.
Je connais des octogénaires qui, chaque jour, cultivent en eux la faculté d’admirer. Ils n’ont jamais renié l’enfant demeuré en eux-mêmes. Et parce qu’ils ont toujours su se sentir petits, ils savent qu’ils peuvent grandir encore, intérieurement.
Le Songeur
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