LE MIEUX EST L’ENNEMI DU BIEN
(De la mesure avant toute chose…)
Ce proverbe, qui figure dans les pages roses du Petit Larousse, apparaît d’abord comme un conseil de prudence et de bon sens pratique, ce qu’explicite le Dictionnaire : « On court le risque de gâter ce qui est bien en voulant obtenir mieux. » Bien sûr…
Mais ce précepte vient de plus loin. Il émane de la philosophie antique (gréco-latine) qui fuit comme la peste toute forme de démesure (l’hubris), non seulement dans la vie personnelle et morale (le refus de l’excès, la recherche du juste milieu), mais aussi dans l’ordre proprement politique (la conduite et la gestion socioéconomique de la Cité). Aussi n’est-on pas étonné de la retrouver sous forme incisive dans les Pensées (n°1007) de Montesquieu, auteur de l’Esprit des Lois : « Le mieux est le mortel ennemi du bien. » Mais, ô surprise ! Montesquieu a biffé cet énoncé, sitôt après l’avoir rédigé, car sa facture radicale lui est parue excessive (« le mortel ennemi » !).
La plupart des auteurs classiques font le procès de tout ce qui tend à l’extrême, fût-ce au sujet de la vertu, à commencer par l’adage socratique Connais-toi toi-même (et donc, respecte tes limites). En voici un mince florilège :
Épictète : « Le pied est la mesure de la chaussure. Si tu vas au-delà de ce qu’il faut à ton pied, tu prendras un soulier doré, puis un soulier de pourpre, puis un soulier brodé. Une fois qu’on a dépassé la mesure, il n’y a plus de limite. »
Pascal : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. »
Molière : « La parfaite raison fuit toute extrémité, / et veut que l’on soit sage avec sobriété. »
Le désir d’un mieux est trop souvent le choix d’un trop, ce que déplore la sentence latine : Ne quid nimis (Rien de trop !) Songeons à ces adolescents qui, pour signifier que quelque chose est parfait, usent de la formule « c’est trop bien » !
Ce petit préambule m’amène à explorer divers domaines auxquels il semble pertinent d’appliquer la formule ancestrale, dans le monde qui poursuit une croissance infinie (dont celle du CO2), et qui célèbre sans fin le super et l’hyper. Voici donc quelques variations sur ce thème :
1/ « Le mieux technique est l’ennemi du bien pratique. »
Ma vieille 2 CV était souvent en panne, mais je savais réparer ma panne : j’aurais traversé le Sahara avec elle. Ma nouvelle voiture est bien plus fiable mais lorsqu’elle dysfonctionne, je ne puis rien y faire : il faut changer de voiture, par pièces entières ou totalement. Le « mieux » m’a fait perdre une liberté, en me faisant entrer dans de nouvelles dépendances. Et c’est une loi générale de la modernité, puisque le mot « moderne » se veut synonyme de « meilleur ».
Ainsi peut-on affirmer : dans les productions d’aujourd’hui, ce qui est dit innovant est l’ennemi mortel de ce qui a pourtant fait ses preuves dans le passé.
Une preuve parmi d'autres. A l’heure où les technologies de pointe explorent et radiographient la matière sous tous les angles, il paraît que les cuves des EPR pâtissent de fissures indécelables qui retardent la mise en route de la centrale : on ne sait donc plus faire ce qu'on savait faire !
La réalité, c’est que le concept lui-même d’EPR se révèle un projet de "mieux" qui semble avoir fait oublier ce qu’on était capable de faire "bien" il y a 40 ans - des cuves fonctionnelles - avec des moyens rudimentaires, et sans même recours à l’informatique.
Il prend envie de se demander si les chaudronniers-soudeurs de 1900 qui ont édifié la tour Eiffel ne feraient pas mieux que les ratages des "epériens" d'aujourd’hui !
2/ « Le désir de libération est l’ennemi mortel de la vraie liberté »
Il est établi maintenant que le capitalisme libéral a encouragé le féminisme pour rendre les femmes « libérées » exploitables à merci. Ce « mieux » épanouissant, qui s’est voulu l’ennemi mortel de leur oppression antérieure, les a surtout privées d’un état où elles faisaient ce qu’elles voulaient de leurs oppresseurs supposés (le patriarcat).
Lisez le dernier livre de Patrick Buisson* : ses détracteurs veulent croire que ses propos réactionnels sont nécessairement réactionnaires. Mais de quel côté est la « réaction » ?
En 1914-1918, ce sont les femmes élevées dans le régime patriarcal qui ont sauvé l’agriculture française, en prenant la relève de leurs maris, qui jouaient à la guéguerre dans les tranchées.
Jamais les féministes n’auraient fait preuve d’un sens aussi salutaire de la liberté.
3/ « La quête du bonheur est l’ennemie mortelle du simple savoir vivre »
Plus on veut vivre dans la sécurité, plus on devient la proie du moindre coup du sort.
Les enfants surprotégés, qu’on n’ose plus fesser pour les civiliser, sont devenus une espèce sous-humaine vulnérable au moindre virus, à l’inévitable contrariété, aux frustrations délétères, parce qu’on ne les apprend plus à se priver.
La grande peur de manquer le toujours plus est la voie royale de l’homme « moderne », devenu esclave de ses pulsions. Il ignore donc ce qu’est la liberté, ce qui nous renvoie à l’axiome de Berdiaeff : « La liberté n’est pas un droit, mais un devoir. »
Le progrès qu’on n’arrête pas est forcément l’ennemi de tout repos.
Ce n’est jamais en cherchant le bonheur qu’on le trouve.
Il n’y a de plénitude que dans la mesure, laquelle dépassant le concept de « bonheur », est tout simplement un équilibre, cette sorte de sagesse du juste milieu entre excès opposés. Ce que Montaigne définit aussi comme la capacité de « faire bien l’homme ».
Ne cherchons à marcher qu’avec nos pieds, et les chemins s’ouvriront.
Quant à l’ambitieuse recherche des sommets, elle mène toujours fatalement à la dégringolade. Méfions-nous de toute forme l’alpinisme social.
Ce sera tout pour aujourd’hui. À vous de prendre la relève : je dois apprendre moi-même à modérer ma propension à songer.
Le Songeur
* Déca-danse (Albin Michel). Cet auteur cite d’ailleurs Le Bonheur conforme de François Brune, ce qui devrait suffire aux médias pour les envoyer l’un et l’autre en Enfer.
(Songe à ne pas oublier suivant (68) : « PÂQUES, 1950 » )
(Songe à ne pas oublier précédent (66) : « QUAND TOUT EST LE CONTRAIRE DE TOUT » )
