« La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie » (Camus*)
Je fonctionne à la nostalgie. J’ai bien raison. Et je ne suis pas le seul.
La nostalgie est mère de nos songes, elle transforme continûment les regrets souriants du passé en promesses de réalisations à venir, engagements humains, écritures méditatives, interprétations inoubliables…
La nostalgie demeure ce qu’elle a toujours été : un apparent retour en arrière qui réanime le présent et se fait source de création future.
Écoutez ce vieillard, menacé de cécité, dont les doigts sur le piano, conduits par son Rêve, font chanter les nostalgies que Chopin a fixées dans le Largo de son deuxième Concerto. Quel âge a-t-il, vraiment ? Et quelle maturité il lui a fallu pour recréer cette jeunesse ! Il s’agit d’Arthur Rubinstein, âgé de 88 ans…
Et lorsque l’ami Proust, tout à sa nostalgie, a entrepris sa recherche du Temps perdu, il a fait bien mieux que de le « retrouver » : il l’a recréé, fondant une œuvre novatrice inspirant de multiples successeurs…
Camus a toujours raison : la nostalgie est bien, au cœur de l’homme, ce complexe à la base de son autogenèse, qu’il s’agisse de l’inspiration d’un adolescent se rêvant auteur de son existence ou de son œuvre, ou d’un vieillard revisitant son « passé » pour y retrouver la présence – donc la renaissance – du moindre de ses instants de vie, toujours ancien toujours nouveau…
Et si la « fuite du temps » n’était qu’une illusion d’optique ? Le prétexte fallacieux de ceux qui renoncent au labeur de « creuser » leur Temps pour tenter de le pérenniser ?
Qu’est-ce donc que cette « Nostalgie » que j’avoue être en « moi » une sorte de syndrome génétiquement programmé ? Si elle se niche aussi en vous, ne la reniez pas !
Étymologiquement, la nostalgie se définit comme le « Mal du pays » où l’on ne reviendra pas ; puis par extension, désigne la Rêverie lancinante d’un désir d’on ne sait quoi, ni où, ni quand… C’est ici qu’il ne faut pas se laisser abuser par la connotation spatiale de ce syndrome. Chacun sait qu’on a beau revisiter les lieux ou l’espace où s’est inscrit notre vécu regretté, on doit se rendre à la cruelle évidence : le temps n’y est plus. Le paradis perdu est en fait un « espace-temps », expression aussi pertinente en critique littéraire qu’en astrophysique. Le mal du pays est donc surtout un mal de l’espace–temps. La science–fiction elle-même en use largement, liant étroitement ses nostalgies passéistes à sa rêverie futuriste, et ce n’est pas par hasard.
Que cherche celui qui cultive sa nostalgie, en re-songeant ce qu’on lui désigne comme un « passé » ? Sans doute le « revivre », mais plus précisément le refaire.
Ce que je cherche dans mon passé, c’est encore ce que je puis vouloir en faire dans l’avenir dont je dispose aujourd’hui.
Ce qui est une forme de ré-anticipation rétrospective, si j’ose dire.
Il y avait, sur les chemins de mon enfance, des sources que j’ai enjambées sans m’y arrêter, sans y boire, parce que trop pressé d’avancer.
Voilà qu’il est grand temps d’y revenir : là où le sentier s’est ensablé, on peut gratter pour faire ressurgir la fontaine oubliée. Le passé qu’active la nostalgie devient précisément alors une source d’inspiration…
Autre métaphore : bordant les sentiers de mes jeunes années il y avait des arbustes chargés de graines d’avenir que j’ai traversés sans les entendre, et qu’il serait bénéfique d’aller re-cueillir et semer pour en constituer mon temps à venir.
Tout se tient en nous–mêmes : le passé prometteur est toujours promoteur de notre futur en germe.
Le Temps n’est pas un long fleuve qui s’écoule, c’est un Temple édifié qui, en s’étageant, nous a constitués depuis l’enfance.
C’est une Réalité toujours vivante, stratifiée en notre for intérieur, que l’on rencontre en parcourant ce dont on se souvient et qui est déjà le futur en germe de ce que l’on devient, toujours déjà là dans notre présent intense et permanent, selon la formule, prêtée à saint Augustin, que j’avais placée en épigraphe de mon récit Le Rappel** :
« Il y a trois temps : le présent des choses passées, le présent des choses présentes, le présent des choses futures. »
Ainsi, les temps classés Présent/Passé/ Futur, toujours coexistants en notre palais intime, ne s’animent et se réaniment qu’en s’interpénétrant sans fin.
Le meilleur du futur, ce sera son actualisation d’un passé ré-enchanté…
La recherche du temps perdu est une escale touristique où l’on revisite son « Temple du Temps » intérieur pour générer, ipso facto, la création d’un temps régénéré.
De la moindre réminiscence, faisons l’occasion d’une ré-mini-naissance !
Il faut savoir se souvenir du futur pour en réussir l’accomplissement.
Au travail !
Le Songeur
* J’avais 18 ans quand j’ai été découvert cette intuition du jeune Albert Camus, en lisant Le Mythe de Sisyphe, qui figurait au programme de ma « Prépa HEC » en 1958-59. Le texte cité se trouve en haut de la page 70 (édition Gallimard, collection Les essais, 1943).
** Mon livre le mieux réussi, ou le moins raté si l’on préfère. Voyez aussi, de ce point de vue, le petit poème « Résurgence du jour levant » (Songe 202) qui peut illustrer la chronique d’aujourd’hui.
(Songe à ne pas oublier suivant (66) : « QUAND TOUT EST LE CONTRAIRE DE TOUT » )
(Songe à ne pas oublier précédent (64) : « DE LA NÉCESSITÉ INTÉRIEURE » )