Dernièrement, un ami me citait de mémoire la parole d’un poète que j’ignorais, qui me frappa aussitôt :
« Ma blessure existait bien avant moi : je suis né pour l’habiter. »
« Mince ! lui dis-je, mais on dirait un aveu de Jésus-Christ Lui-même ! »
Avant d’être expédié sur Terre par son Paternel, pour sauver le monde en se laissant sacrifier sur la Croix, sa blessure n’était-elle pas toute prête à le recevoir, lovée d’avance dans son corps de Messie en germe, tel un « prêt-à-porter d’incarnation » tricoté pour Lui depuis la nuit des temps, par la Vierge éternelle qui se savait vouée à l’enfanter… Jésus n’avait donc plus qu’à habiter son Sacrifice, en prédestiné héroïque qui veut positiver, et s’apprêtait, dès avant sa naissance, à marcher crânement vers le Calvaire qui l’attendait de toute éternité...
Quel était donc le mystique ayant osé cette formule, qui me semblait pouvoir convenir à ce qui arrive à tout humain en puissance, lorsqu’il revêt sa destinée tragique, au moment précis où la matrice éternelle lui « inflige la vie », selon le mot de Chateaubriand ?
Un théologien méconnu ? Non.
L’auteur était un poète oublié, du nom de Joë Bousquet (1859-1950). J’ignorais tout de sa vie et de son œuvre : je ne l’avais jamais eu « au programme »…
J’appris alors que la version de mon ami, légèrement falsifiée, si elle semblait aller « comme un gant » au divin Messie, s’achevait en réalité de façon plus conforme encore : « Ma blessure existait avant moi : je suis né pour l‘incarner. » La mission du Christ, son incarnation, comme celle de tout humain à son image, consistait bien à s’approprier sa blessure, à en vivre le sens sacrificiel, à en accomplir la noble trajectoire.
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Touché par cette formule, j’ai donc voulu en vérifier le contexte et le sens. J’ai ouvert mon « Lagarde et Michard » du 20e siècle. J’ai appris que Joë Bousquet, engagé volontaire en 1914, puis très vite brillant officier, avait reçu une balle allemande en plein dos, laquelle devait le rendre paraplégique pour le restant de ses jours. Son originalité avait été alors, non pas « d’accepter sa blessure » mais de la « vouloir » comme événement transcendant, devenu composante identitaire de son être profond : ce fatal « baptême du feu » équivalait pour lui à une nouvelle naissance, d’où devrait sortir toute son œuvre poétique, un effort inouï pour « traduire » en mots surréels son Silence intérieur. À vrai dire, sans bien comprendre ce « vouloir-être », j’ai failli arrêter là mes investigations, d’autant que la notice consacrée à notre auteur précisait prudemment que sa poésie, « à force d’authenticité mystérieuse, décourage le commentaire »…
J’ai cependant poursuivi ma quête, et parcouru quelques pages d’un essai intitulé Hypocrisies de Joë Bousquet, par François Berquin, maître de conférence à Lille. Cette biographie à la fois émouvante et éclairante nous confirme que Joë Bousquet a voulu donner à son accident fatal le sens même de sa vie, une blessure fondatrice de son être. D’où ces maximes surprenantes que le poète nous adresse en même temps qu’à lui-même :
« Deviens l’homme de tes malheurs. Apprends à en incarner la perfection et l’éclat. »
« Sois la Croix que tu portes. »
« Ma blessure est le plus grand bienfait de ma vie. »
Il semble bien qu’il y ait de la méthode Coué, dans ces affirmations bravissimes. Cependant, à bien les méditer, on comprend qu’elles ne jouent pas au stoïcisme facile. L’optique n’est pas d’oublier la souffrance pour mieux la supporter : il s’agit au contraire pour Joë de la « vouloir » comme un événement constitutif de sa personne. Pour lui, il eût été en quelque sorte moralement suicidaire de nier ou de négativer une blessure consubstantielle de son être. Il trouvait vain de tourner le dos à un supplice qui vous est greffé dans les vertèbres : il devait au contraire l’épouser comme partie intégrante de sa relation au monde.
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Cette leçon, cet apprentissage que Joë Bousquet tire de son cas très particulier en les coulant dans des maximes quasi universelles, ne manquent pas de nous troubler. Valent-elles aussi pour les souffrances que chacun de nous peut recevoir de sa destinée, souvent plus commune, quoique toujours unique ?
Au fond, qu’est-ce qu’une blessure ? Si l’on y regarde de près, et d’abord au plan corporel, il semble bien que toute plaie naisse d’une coupure : toute blessure est déchirure. Dans le cas de J. B., il s’agit d’abord de cette coupure en deux de son propre corps, laquelle se double d’un fossé tragique entre la mobilité de sa vie intérieure et la pesanteur de son existence physique, données qui auraient pu entraîner aussi une séparation irréductible d’avec ses semblables. Et si ce ne fut pas le cas (il rayonnait sur le cercle de ses amis), c’est peut-être qu’il a réussi à ne faire qu’un avec lui-même, en ne divorçant pas de son malheur essentiel.
Il en est de même des blessures morales. La déchirure, c’est la séparation, la sécession ou la mutilation d’une part de soi, ou d’un lien en soi que l’on vivait comme partie intégrante de son propre être : toute perte ou tout départ d’un être cher (d’un être-chair ?) est blessure, née de la déchirure. De l’ami(e) qui s’en va, me mutilant de sa présence qui m’amplifiait le cœur, jusqu’aux innombrables éloignements qui tarissent au fil des jours les sources intérieures de notre être profond, tout est déchirure/ mutilation/ perte sèche d’une part de ce qu’on croyait soi.
La distinction blessure charnelle / blessure morale est d’ailleurs passablement formelle, puisqu’elles se réactivent sans fin l’une l’autre.
La toute première blessure de la vie est évidemment la naissance. Chacun y perd le grand corps dont il faisait partie et n’aura de cesse que de reconstituer cette unité sous une forme ou sous une autre, ou de lui trouver de misérables succédanés, du côté du pouvoir (toujours factice), de la libido (toujours éphémère) ou de la gloire (miroir-mirage), toutes ces agitations et autres illusions motrices qui masquent vainement notre incurable frustration d’unité.
L’essence de notre être tiendrait-elle en cette blessure originelle que « la vie » s’ingénierait à faire ressurgir par intervalles jusqu’à sa fin ?
Lors de mon adolescence « romantique », où je rêvais sans y croire de fusions qui conjureraient ce destin, je m’étais d’avance imaginé cette épitaphe :
Je, soussigné,
Suis séparé
Il va de soi qu’il est toujours mensonger d’ériger en posture définitive une vérité partielle…
Mais au fond, au fond, quel que soit notre âge, ne devons-nous pas résister parfois à l’impression que la plaie est toujours ouverte ?
Le Songeur
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