AFBH-Éditions de Beaugies 
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Songe à ne pas oublier n°57

L’IDÉOLOGIE POUR LES NULS, EXEMPLES À L’APPUI

L’emploi du mot « idéologie » intimide. Tiens, se dit-on, encore un intello qui croit voir, triomphalement, des positions tendancieuses dans des énoncés innocents. Il faut donc, à peine redonnée la définition du terme, en fournir des exemples « parlants », sans trop se fatiguer à les faire parler…

La définition la plus neutre peut se lire dans le petit Robert : « Système d’idées, philosophie du monde et de la vie » : il ne s’agit alors que d’une simple façon de voir les choses, d’où découle souvent la prescription d’une manière de vivre. Le moindre proverbe repose ainsi sur une idéologie de prudence plus ou moins pessimiste concernant l’existence humaine dans une société donnée (Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras/ Pour vivre heureux vivons cachés/ Time is money).

Naturellement, c’est le mot système qui est déterminant dans cette définition globale. Parler d’un système d’idées renvoie en effet aussi bien à la conception du monde véhiculée par un auteur, à la logique d’un groupuscule militant, qu’à la structure mentale de toute une catégorie sociale (la classe bourgeoise pour un marxiste, celle des « intellos » pour un patron de droite –s’il en existe…)

Au sens sociologique, on emploie souvent l’expression « idéologie dominante » pour désigner une vision du monde élaborée par une classe sociale supérieure pour mieux faire accepter son sort à la classe dominée : ainsi, il y a une idéologie du mérite qui fait croire que tous les citoyens d’une même communauté nationale ont les mêmes chances de réussite, chacun devant, né riche ou pauvre, construire sa vie par lui-même, de sorte que l’inégalité des conditions ne traduirait que l’inégalité des mérites…

D’une manière plus subtile, on allègue parfois l’idéologie ambiante pour évoquer les idées ou « certitudes » à la mode dont nous imprègnent par exemple les médias, et qu’il faut partager pour ne pas se sentir déclassé, marginal ou passéiste : c’est le cas de « l’idéologie du progrès » qui ne cesse de stigmatiser ceux qui osent dire que c’était mieux avant, eux-mêmes traversés par une rhétorique de la nostalgie les conduisant à ne percevoir la modernité qu’à travers la grille d’un fatal déclinisme.

L’énoncé le plus banal est ainsi toujours plus ou moins nourri d’idéologie, et souvent à l’insu du locuteur, qui ne croit dire que l’évidence là où émerge un solide préjugé de classe. Dans « Les médias pensent comme moi » (L’Harmattan, 1997), je m’étais amusé à prendre en « flagrant délit d’idéologie » un grand nombre de phrases suspectes. En voici quelques unes, dont je retrace le contexte :

• Croquer la vie à pleines dents : À la fin d’un riche débat sur la vieillesse, où parmi des personnalités d’un certain âge figurait une jeune « top model » qui faisait contraste, l’animateur inspiré eut l’idée de demander à chaque participant de conclure brièvement sa pensée ; c’est alors que vint le tour de la jeune femme, qui déclara le plus naturellement du monde : « Il ne faut pas se prendre la tête avec tout cela, l’essentiel c’est de croquer la vie à pleines dents. » Il n’est pas difficile d’imaginer la peine qu’a éprouvée notre jeune personne à suivre la complexité des échanges entre des partenaires qui tentaient d’expliquer en quoi il leur paraissait possible d’être à la fois âgés et vivants… D’où la « pertinence » de son expression finale. On imagine plus aisément encore l’assentiment immédiat qu’ont dû lui apporter une majorité de spectateurs jeunes (ou non encore trop âgés). Croquer la vie à pleines dents ? Mais oui bien sûr ! Évidence d’un poncif publicitaire, mille fois répété, qui soumet tous les aspects de l’existence à la pulsion consommatrice, pulsion que chacun ressent comme le choix libre d’une morale personnelle… Ne pas se prendre la tête : ah oui, sans doute ! Fuyons la réflexion fâcheuse qui, prenant par nature distance avec l’immédiat, nuit à la fantastique sensation de vivre pleinement dans le présent. Vouloir penser le sens de la vie, Mesdames/Messieurs, cela nuit à la vie ! L’esprit empêche d’être bien-dans-sa-peau. Bien entendu, c’est là une option défendable que notre « top model » a tout à fait droit de faire sienne. Ce qui gêne toutefois, dans ce jaillissement idéologique, c’est le ton d’évidence irrécusable avec lequel la formule est énoncée, excluant comme nulle et non avenue toute autre attitude dans l’existence. Pire qu’une opinion, c’est une respiration

• Comprendre les gens pour comprendre l’argent : Pendant des décennies, la Caisse Nationale d’épargne afficha dans ses messages cette devise dont la rime intérieure sonne si bien : Comprendre les gens pour comprendre l’argent. Mais si la rime est sympathique, la « raison » l’est beaucoup moins… Elle joue sur les deux sens, quasi opposés, du verbe comprendre : l’exercice de la rigueur (côté gestion financière) et l’expression de l’empathie (côté peuple), comme pour nous faire croire qu’un seul motif, humanitaire, anime de bas en haut notre nationale institution démocratique. Alors qu’en réalité, cet étonnant slogan inverse la fin et les moyens :

- Dans une perspective humaniste, ou simplement sociologique, il semble recommandable d’étudier la réalité de l’argent, ses mécanismes économiques autant que sa psychologie profonde, pour mieux connaître les gens, leurs difficultés et leurs espérances : comprendre l’argent pour comprendre les gens, voilà qui est humain ;

- Mais tel n’est pas l’objectif recherché ici : si la Caisse d’épargne avoue vouloir d’abord comprendre les gens c’est surtout pour, dans la foulée, mieux connaître et optimiser les réalités financières. Les gens, voilà l’instrument à manier, dans toute sa complexité ; l’argent, voilà la finalité à poursuivre, en affectant de s’intéresser aux gens : ce slogan n’était pas une devise, mais un lapsus. L’Argent l’emporte sur les Gens…

• Déchaîne ton cœur ! Déchaîne ton cœur : Qui donc a lancé un jour à nos vaillants ados cet appel au tutoiement démagogique ? Pourquoi ce style si bien en phase avec l’idéologie d’une époque dominée par la rage de vivre, de vaincre et de vendre ?

Curieusement, c’est au service du « Secours Catholique » que se sont mis les concepteurs de ce message, inscrivant délibérément l’amour des Pauvres dans l’ordre de la charité-rock. Finies la générosité trop pensée ou la pitié trop intérieure, suspectes d’une attitude doublement rétrograde : parce que réfléchie, parce que personnelle. L’heure est aux sympathiques déchaînements dans tous les domaines — corps, cœur, esprit. Les tumultes d’une compassion rythmée vont sans doute neutraliser ceux de la violence, et les bombes de la culture faire reculer les ravages de l’analphabétisme — une grande campagne nationale n’a-t-elle pas appelé naguère les citoyens à la « Fureur de lire » ? (Option quantitative et extravertie, grande dévoration de textes, saccage collectif d’arbres à papier… Fureur ou ferveur de lire, telle est peut-être la question !)

On comprend bien, on comprend trop les louables intentions qui président à de tels slogans. Il faut se fondre dans l’air du temps, se mettre en phase avec la sensibilité de l’époque. Le Secours Catholique a voulu parler le langage des jeunes, ou plutôt, le langage que l’on prête aux sociaux-jeunes, censés incarner l’avenir radieux, la cadence irrésistible du monde moderne qui s’éclate sans fin... Mais en adoptant ce style, si semblable aux appels publicitaires qui flattent l’égoïsme des masses, ce slogan se plaçait au même plan que ses rivaux : celui des comportements mimétiques, un de plus, un de moins. L’ado gentil est invité, non à se donner, mais à se déchaîner, c’est-à-dire incité à la non-maîtrise de lui-même, au nom d’un mouvement collectif qu’implique toujours le lancement d’une campagne. Rien à voir avec l’esprit du don. Celui qui déchaîne aujourd’hui son « cœur » pour faire comme les autres, à quels déchaînements sans contrôle, suscités par les événements ou les idoles médiatisées, se livrera-t-il demain ?

Supposons nos auteurs de bonne foi — de bonne foi chrétienne. N’ont-ils pas été piégés, en lançant ce message, par l’idéologie ambiante et ses langages à la mode ? Traversés par une certaine façon de vivre les choses de ce monde, ils s’en font les « innocents » propagateurs : c’est cela, l’idéologie.

Désenchaîne ton cœur, leur eût dit la sagesse antique.

• « Les aléas de la vie, comme le chômage »

Cette curieuse expression n’est pas sans rappeler un propos célèbre de Laurence Parisot, alors présidente du Medef (30-08-05) : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi. » De ce point de vue, l’injustice, la misère, le chômage sont des effets sans cause : le Hasard seul en est responsable, mais jamais le système socio-économique, pas plus que ceux qui le servent. Ce qui s’exprime ici, c’est tout bonnement ce qu’on nomme l’idéologie néo-libérale, et l’on ne sera pas trop étonné qu’elle se soit manifestée dans la récente lettre aux Français du président Emmanuel Macron. La voici dans son contexte (clairement optimiste) :

Chez nous, l’éducation, la santé, la sécurité, la justice sont accessibles à tous indépendamment de la situation et de la fortune. Les aléas de la vie, comme le chômage*, peuvent être surmontés, grâce à l’effort partagé par tous.

Cette étrange incise nous conduit à poser la question candide : de quel « point de vue », dans quel milieu «sociologique » le chômage peut-il apparaître comme un « aléa de la vie », et non comme une catastrophe existentielle ?

Élémentaire, mon cher Watson ! Ce point de vue est celui de quelqu’un qui voit les choses d’en haut ; le milieu social est ce petit monde dit « favorisé » où la « fortune » ou le carnet d’adresses suffisent à vite retrouver l’emploi perdu (parfois même en traversant la rue…).

C’était notre naïve approche d’un vocable ambitieux que certains confondent parfois avec son petit cousin « idéal ».

Le Songeur  


* Dans la seconde version de cette lettre, sur https://www.gouvernement.fr/grand-debat-national-la-lettre-aux-francais-du-president-de-la-republique, l’expression « les aléas de la vie » a été prudemment changée en « les difficultés de la vie », ce qui ne fait qu’amplifier la minimisation du problème !



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