Je me souviens. J’y ai souvent songé depuis. C’était peu après la parution du livre de José Bové et François Dufour Le Monde n’est pas une Marchandise (oct. 2000).
Je regardais un documentaire parmi d’autres, le 14 février 2001.
L’émission « Voyage » présentait ce soir-là un reportage sur les femmes-girafes, ces dames au long cou façonné depuis l’enfance, et que des disques soutiennent, faute de quoi leurs vertèbres se briseraient. Un sujet spectaculaire.
Chassées de Birmanie par la dictature, elles s’étaient réfugiées dans un village de Thaïlande, géré par des « Tours Opérators » qui donnaient leur spectacle en pâture aux touristes qui veulent « connaître le monde ». Mais, compte tenu du sens de l’adaptation qui caractérise le genre humain, ces femmes en étaient vite venues à participer habilement à leur propre commercialisation. Aussi vendaient-elles aux touristes de passage, un bon prix, toutes sortes d’objets nés de l’artisanat local, et autres curiosités perçues comme « culturelles ».
Ainsi fonctionne le marché mondial, qui élève peu à peu les Démunis au rang d’apprentis-Nantis. Il faut bien vivre et survivre, comme nous le faisons tous.
Étrange leçon, pour le téléspectateur qui ouvre de grands yeux sur les visages variés de notre admirable planète...
Et c’est alors, au beau milieu du reportage, qu’il y a eu cet homme…
Un homme, saisi sur le vif par la caméra, venu proposer un objet à l’une des commerçantes.
Un homme droit, pauvre, silencieux, sorti on ne sait d’où, de la jungle sans doute.
Il vient vendre à ces dames son couteau. Son « couteau de chef » ouvragé, dont il est amené à se dessaisir pour survivre.
Lui aussi a été chassé, avec les siens, de sa jungle natale par la brutalité militaire. Seul, il se serait peut-être laissé mourir. Mais l’homme est responsable. Il lui faut coûte que coûte nourrir ceux dont il a la charge. Il s’est résolu à troquer cet objet de valeur, inséparable de sa personne, contre quelques miettes du festin occidental.
Il attend là, dépaysé. Prêt à céder cet objet comme on vend son âme, pour de l’argent. Nécessité oblige. Mais pour combien ?
Il attend donc, debout face à la femme au long cou, qui évalue le prix qu’elle va lui en donner. Elle manie l’objet, le jauge, toise le regard de l’homme, médite sa sentence, le laisse craindre et espérer…
Insoutenable scène !
Oh, le long regard muet de cet homme qui attend…
Nudité de sa vie. Pauvreté de son habit. Abîme de souffrance contenue. Dignité de son silence. Tout un peuple dans un regard. Peuple chassé. Peuple hagard. Et qui pourtant ne se plaint pas.
Et puis soudain, la chose est faite. On voit alors l’homme s’éloigner en direction de la forêt, puis disparaître.
La chose est faite. Ce qui valait tant pour lui, ce symbole de son identité, il l’a cédé… pour une bouchée de pain, comme on dit si bien.
Il lui a fallu tenter de vivre ! Peut-être une dernière fois…
Je retiens des larmes. À côté de moi, mon épouse est bouleversée.
En nous, l’humanité pleure et admire l’humanité.
Terreur de la junte birmane ; errances dans la jungle ; marché pour touristes. Toute une civilisation meurt dans cet homme, obligé de monnayer son être sans rien perdre de son honneur, aussi bien qu’en ces femmes qui « vendent » leur apparence aux trafiquants de l’Occident.
Mais cette civilisation de la marchandise, la nôtre, qui a promu partout ces pratiques sur le globe, n’a-t-elle pas signé là – elle aussi – son propre arrêt de mort ?
Le Songeur
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