Elle est entrée dans le wagon et s’est assise sur un strapontin près de la porte, comme si elle allait bien vite ressortir. J’ai été un instant intrigué par sa figure à la fois inexpressive et endolorie. Une collégienne, parmi tant d’autres, l’air égaré.
Puis mes yeux ont continué d’errer. Dans les trains de banlieue, je ne lis pas. Je préfère promener mon regard sur les voyageurs, leurs allures, leurs expressions. J’aime fixer les visages des gens pour tout ce qu’ils révèlent, au point de regretter qu’ils s’absorbent de plus en plus dans des tablettes.
Le train s’ébranle, le quai s’estompe, le paysage urbain défile. Mon attention flotte au rythme des roues sur les rails. Les passagers, de divers âges, bougent à peine ; quelques amis conversent entre eux ; tout le monde est dans sa bulle.
Apparemment, l’adolescente au strapontin (quatorze ans ?) ne présente pas de signe particulier. Elle serre contre elle un maigre sac, sur lequel reposent ses bras inertes. Elle a les cheveux sagement tirés en arrière. Ses yeux dans le vague semblent ne rien voir. On dirait seulement qu’elle vient d’être « sonnée », qu’elle accuse le coup, que…
Oh, mais… comment ne m’en suis-je pas rendu compte ? Sur ses joues, légèrement tuméfiées, des pleurs ont coulé ! Et… et ce n’est pas fini. De ses yeux délavés (gris, bleus ?) émergent et glissent une ou deux larmes, qu’elle laisse aller.
Je cesse aussitôt de la dévisager. La douleur n’embellit pas, et je ne voudrais pas lui faire honte de m’en apercevoir. C’est aussi un peu de sa faute : on ne pleure pas en public.
En public ? Amère ironie. Personne ne la remarque. Autour d’elle, les présents sont absents. Elle pleure devant tout le monde dans le désert du monde. Trop seule, vraiment, pour songer à cacher son visage, à retenir sa douleur ! En aurait-elle seulement la force ?
Je regarde ailleurs. Une jeune fille en larmes, c’est quand même bien banal. Pensons à autre chose. Cependant, je la perçois toujours, de biais. Et m’interroge. Que lui arrive-t-il ? Quel est son nom ? Un chagrin d’amour, si jeune ? Je la suppose née vers 2002. J’imagine qu’elle doit porter, banalement, un prénom de l’époque. Noémie, par exemple. Je songe que je pourrais être son grand-père. Et dans ce cas…
Mais je l’entrevois soudain qui fait effort ! Son visage s’est plissé sous la souffrance. Je m’étais donc trompé ! Elle ne se laisse pas aller, elle essaie de contenir un mal lancinant. C’est bien malgré elle que des larmes sortent de la blessure.
À l’idée de tout ce qui se passe en elle, peu à peu, le cœur me fend. Je suppose la rupture récente. Elle date sûrement d’aujourd’hui. Jour noir où devait éclater le malentendu ! Le moment fatal et banal où l’on est détrompé. Où l’autre avoue enfin qu’il ne vous aime plus.
Elle tombe des cimes, à quatorze ans !
Les images refont surface en elle. La rencontre classique. La surprise de ce qu’un garçon s’intéresse à elle (elle était trop timide pour ne pas s’étonner d’être aimée). Elle le trouve beau, différent, gentil, profond. L’avenir s’ouvre devant eux. Ce qui leur arrive est unique. Et puis, très vite, « il » ne tient pas ce que promettait sa tendresse. Elle s’alerte, espère, craint, doute, jusqu’au coup de grâce où tout se brise, il y a trois heures de cela.
Les images heureuses d’hier, les images cruelles d’aujourd’hui. Tandis que les gens pianotent sur leurs tablettes. Et puis aussi, d’ultimes irruptions de rêves insensés : et s’il s’était trompé, et s’il m’aimait encore ? Mais non, tu es seule à jamais ! Never more !
Quel adulte se souvenant osera se moquer ?
C’est alors que, tout à coup, je la perçois qui se crispe atrocement. Elle s’était abandonnée quelques secondes aux souvenirs-cultes des heures qui ne sont plus. Bien à tort ! La plus terrible montée de larmes l’assaille ! Elle ne pourra plus, cette fois, réprimer ses sanglots !
Mais non ! Je la vois rassembler ses mains et croiser les doigts, puis serrer, serrer, retenir quand même en grimaçant ces pleurs qui ne jailliront pas. Sa douleur m’a paru crier dans le silence !
Elle décroise les mains, se relâche. Son visage redevient étrangement inexpressif.
Pour la première fois de sa vie, elle a la mort dans l’âme.
Pauvre enfant qui découvre la cruauté du monde !
J’ai tout reçu sans regarder. Je croyais avoir réfréné en moi-même une certaine émotion, et je me découvre si touché que je me surprends bêtement, aveuglément, pris d’un désir incroyable – l’envie de… prier. Comme si le fait de retentir intensément, en soi, à la souffrance vive d’un être humain, pouvait mystérieusement le soutenir, sans qu’il ou elle le sache.
Mais le train freine, j’arrive déjà au terme du voyage. En me levant pour sortir du wagon, j’observe que je vais passer devant elle, assise près de la porte. Je ne sais quel mot d’encouragement je pourrais bien lui adresser. Je me demande même s’il n’est pas indiscret, intrusif, d’oser lui faire sentir qu’elle n’est pas seule à traverser la tragédie de la vie.
Cependant, je pourrais être son grand-père !
Je fais quelques pas dans l’allée centrale. L’arrêt du train me bouscule, comme les gens qui sont devant moi. Retrouvant l’équilibre, je m’aperçois que la jeune fille s’est levée elle aussi : elle descend à la même station que moi.
Sur le quai où elle me précède, je la vois alors bifurquer dans la direction opposée du chemin que je prends.
Nous ne nous rencontrerons pas.
Au bout de quelques mètres, je me retourne toutefois. Je la vois, inconsolée, qui s’avance là-bas, vers un destin que je voudrais heureux, en dépit de ce qui vient de lui arriver.
Mais elle n’est déjà plus qu’une peine qui marche dans la brume du soir, et se fond peu à peu dans l’abandon de la nuit.
Adieu, Noémie !
Le Songeur
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