AFBH-Éditions de Beaugies 
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Songe à ne pas oublier XVII (été 2022)

LE PARADIS DES MOTS PERDUS

Quel peut donc être le mode de présence des mots inexistants ?

Cinq heures. C’est l’heure où, à peine éveillé, se découvrent en moi, sans que j’y ai pensé, des formulations étranges de questions inabouties, issues je ne sais d’où, et qui rodent et me poussent à éclaircir les mystères familiers qui nous entourent, et que l’homme normal considère simplement comme la réalité quotidienne.

Ah, cette bizarrerie de questions inutiles où la « pensée » se fait secrètement folle ! Intuitions confuses surgies en nous-mêmes de profondeurs nébuleuses ! Illusions de ces heures où l’on croit frôler un instant le grand secret qui anime l’univers et dont l’illumination sera le bonheur du jour qui suit, à moins qu’à l’inverse ce moment précieux débouche sur la consternation d’une tout autre découverte : sous les séductions d’une pensée prometteuse, l’évidence monumentale de notre insondable connerie qu’il est temps de faire taire, pour s’adapter au monde tel qu’il est et croit être.

Parmi ces dérangements mentaux qui me hantent sans prévenir, je me suis réveillé il y a quelques jours avec à l’esprit cette interrogation lancinante : « Y a-t-il quelque part des mots inexistants ? ». Propos qu’on peut sans doute pardonner à un lexicographe amateur, mais dont la contradiction interne fait douter du bon sens de l’auteur : car si un mot est inexistant, il perd ce sens dans le fait même qu’on croit le trouver ! Si je le désigne comme inexistant, je lui ôte ipso facto ce sens que je lui prêtais ! Ma quête imaginaire de mots inexistants est ainsi vaine et positivement insensée ! Je perdrais mon temps, et le vôtre à chercher la raison d’être d’un terme inexistant ? Quelle serait la raison d’être d’un mot inexistant, hormis de définir lui-même une réalité qui n’existe pas ? Ô Folie du Songeur…


Tout au plus, me dis-je au réveil, peut-on se risquer à imaginer la possibilité de mots prêts à éclore, attendant d’être mis au monde pour tenter d’exister (à condition de n’être pas nommés), ou encore de termes qui eussent pu exister mais qui, devenant vite « inusités », ne seraient jamais que les vestiges oubliés d’un langage obsolète, à l’image de ces races moribondes dont les rejetons survivent et mal-vivent dans des sortes de réserves indiennes, ou de ces Espaces-temps problématiques que l’Univers relègue en ses confins en tant que mondes disparus.

Des trous noirs de mots disparus, vous vous rendez-compte ? Inexistants par eux-mêmes, mais dont il ne resterait plus que les traces virtuelles de leur passage, en creux, par un effet de « rémanence » analogue au phénomène de « pertinence rétinienne ». Inexistants en tant que tels, mais tout de même « présents » et plus ou moins « encore là » par leurs effets ! Chose qui d’ailleurs s’est avérée objective lorsqu’on a pu observer ce qui arrive aux « bosons », dont le fameux « boson de Higgs » sur lequel j’ai beaucoup songé (cf. Songe n°4, ou larme de Rubinstein page 134).

Troublé par cette hypothèse prometteuse, qui donnait quand même une possibilité de sens à ma question absurde, je me suis mis à chercher des rémanences probables de mots n’existant plus… Et voici que je tombai en arrêt sur une famille de verbes du 3ème groupe, des verbes en –uire, qui avaient en outre une parenté de sens, verbes dont voici la série presque exhaustive : conduire, produire, séduire, introduire, et encore : enduire, induire, déduire, réduire.

Étrange série en effet ! Il me semblait flairer dans cette famille la possibilité d’un ou plusieurs termes-clefs, pas forcément existants, mais dotés d’une « présence hypothétique » qui dériverait de mots réellement inexistants, si j’ose dire, en vous faisant douter de ma santé mentale…

Comme il n’est pas nécessaire d’être génial pour constater des évidences, je n’eus alors pas de peine à faire cette stupéfiante observation : tous ces mots ont en commun l’existence d’un mot qui n’est pas existant par lui-même : leur suffixe : « -duire » !

J’ai aussitôt cru vérifier, sans doute un peu vite, que le verbe Duire n’existe pas vraiment dans notre langue en tant que mot valide et usuel : il n’y en avait pas même l’ombre dans le petit Robert, c’est dire !

Ainsi, « Duire » était inconnu au bataillon de l’Existence, tout en se montrant très présent dans sa postérité magnifique !

Aurait-il perdu l’existence en donnant son sens à tous ses descendants ? S’est-il perdu en se donnant ? Sacrifié en fécondant ses petits ?

Je le tenais enfin, mon mot inexistant ! Et combien sont-ils dans ce cas ?

Cependant, comme je ne suis pas de ceux qui ont « perdu leur latin », il me revint alors vaguement en mémoire que « -Duire » devait être la version française ou francienne du verbe Ducere, que les Romains avaient marié ou accouplé avec toutes leurs prépositions familières, engendrant tous les verbes que j’ai cités ci-dessus dans leurs versions françaises, soit : conducere, producere, seducere, inducere, deducere, reducere !

Ô Fabuleuse création, génie des Latins qui ont su si bien conduire (conducere) l’évolution et l’enrichissement de leur propre langue. Il leur a suffi d’un préfixe accolé à leur verbe basique (bien existant chez eux) pour engendrer autant de progénitures valables avec des sens aussi variés. Ducere signifie « aller de l’avant, mener, conduire, diriger ». Ce passage, cette conduite, associée au préfixe con-, devient conduite d’un rassemblement d’hommes. Si on lui accole pro-, le sens est celui de quelque chose qui va vers l’avant, ou qu’on extrait de sa source ou qu’on tire de sa racine (c’est ainsi qu’un artiste « se » produit à partir de lui-même). Avec se- on sépare, on tire à part (être séduit c’est être égaré du droit chemin). Avec intro- on pénétre (on intro-duit !) Avec in- on fait entrer dans ou aller vers (ne nos inducas in tentationem : ne nous fais pas entrer en tentation !). Avec de- on ôte (on opère une déduction, fiscale notamment ). Avec re-, on ramène en arrière, on revient à une étape première (on réduit une fraction comme on réduit une insurrection). Et tout cela, sans oublier le verbe-racine, même si certains de ses épigones (con-ducere) lui font concurrence (cas clinique de meurtre du père en matière de psychanalyse grammaticale ?).

Mais voilà : ce que le latin a su préserver, l’existence du mot source de tous les autres, le français semblait l’avoir proscrit en tant que tel, même s’il en garde la trace, la présence rémanente dans ses dérivés (eux-mêmes proches de leur sens latin). Que s’est-il passé ? Pourquoi « -Duire » est-il passé à la trappe ? Pour le punir de ce comportement volage qui le fait s’accoupler à la moindre préposition qu’il rencontre, la nature le frappant d’obsolescence pour châtier son immoralité ?

Calmons-nous : la langue n’est pas naturellement pudibonde. Et me voilà soudain bien inconséquent moi-même d’avoir cru trouver enfin un mot inexistant, puisque, dans un accès de mémoire, je me suis rappelé l’avoir connu comme mot bien vivant de notre français médiéval, et resté usité jusque à l’âge classique, comme l’atteste le Dictionnaire du Français classique littéraire que j’ai rédigé avec mon inégalable ami et collaborateur Jacques Pignault*. L’inexistant -Duire avait existé, puisque je l’avais rencontré !

Simplement : mon « mot inexistant » était sorti de ma tête en même temps que de notre langue. Et c’est bien dommage ! Car ce qui duit, c’est ce qui s’amène ou se produit positivement. Ça coule de source !

Ainsi pourrait-on en poésie, opposer ce qui nuit à ce qui duit. Ne vous serait-il pas agréable, par exemple, que je vous invite désormais à lire ma chronique « si le cœur vous en duit ». La Bruyère avait lui-même déploré l’abandon de ce verbe, qu’on ne trouve plus qu’au paradis des mots perdus, ainsi que de bien d’autres qu’on aimerait encore savoir vivre parmi nous, comme douloir, souloir, itou, partant, et j’en passe…

N’hésitez pas cet été à faire vos emplettes au paradis des mots perdus. Des soldes sont prévues en toutes saisons, et parfois même gracieusement. On peut en quérir à l’envi chez un boutiquier du coin, un certain Monsieur Littré, toujours fort bien achalandé.

Le Songeur  (16-06-2022)


* N.B. Dictionnaire du Français classique littéraire par Bruno Hongre et Jacques Pignault (Champion, 2015, actuellement en réédition) :

DUIRE. v. tr. et intr. (lat. ducere, « tirer, mener »).

1. Dresser, accoutumer (ne s’emploie guère qu’au participe passé : « duit à telle chose ».

2. Convenir, plaire (verbe considéré comme « bas » par l’Académie en 1694). La Bruyère regrette ce verbe tombé en désuétude : « L’usage a préféré par conséquent à par conséquence, et en conséquence à en conséquent ; […] dans les verbes, travailler à ouvrer, être accoutumé à souloir, convenir à duire […] » (Les Caractères, XIII, 73).

Genre de mort qui ne duit pas

À gens peu curieux de goûter le trépas.

La Fontaine, Fables, IX, 16.

Du reste, coupez, taillez, tranchez, rognez, et ne laissez de tout cela que ce qui vous duira.

Diderot, Salon de 1767

On ne s’étonnera guère de ce que « Duire » en soit venu à signifier à l’époque « convenir » : il s’agit ici du sens moral, positif, du verbe. Duire, au figuré, c’est ; « se bien conduire, suivre le droit chemin de la convenance sociale ». Ce par exemple qu’on signifie aujourd’hui en disant « ça va dans le bon sens », ou banalement : « ça marche ».



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